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Casey & Rocé au Grand Mix

Aux États-Unis, pour désigner des artistes tels que Rocé ou Casey, activistes d'un Hip Hop hexagonal conscient et militant, on emploie le terme d' « Underdogs ». Qualificatif désignant des talents indéniables ne rencontrant malheureusement pas la couverture médiatique et le succès qu'ils méritent. Pour leur venue au Grand Mix de Tourcoing le samedi 29 mai 2010, les amateurs de Rap Underground les plus pessimistes s'attendaient donc à ce que, encore une fois, quand une manifestation met en avant un Hip Hop sortant des sentiers battus du Bling Bling et des postures stéréotypées et caricaturales qui gangrènent de l'intérieur ce mouvement musical, le public ne soit pas au rendez-vous. Ce fut, par conséquent, une agréable surprise de constater que la salle tourquennoise était quasiment au trois quarts remplie. Le public lillois n'a pas été entièrement « Skyrockisé » et des artistes à la rime faible et aux messages pré-pubères éculés tels que Diam's, Booba, 113 ou Sexion D'Assaut n'ont pas encore gagné la bataille.

La soirée s'ouvrait avec une initiative des plus intéressantes. Le concert s'intégrant au Festival Quartiers De Lune, créé il y a 9 ans et offrant la possibilité à des artistes locaux de participer à des ateliers d'accompagnement divers (danse, arts plastiques, vidéo, musique...) encadrés par des professionnels, il fut l'occasion de présenter le projet de création Basses/MC/Batterie. Projet ayant rencontré un franc succès lors de l'édition précédente et donc logiquement de nouveau au rendez-vous cette année. Cette initiative réalisée en partenariat avec la MJC du Virolois a permis à un batteur, deux bassistes et trois MCs locaux chaperonnés par deux « Underdogs » rennais, le MC Arm et son acolyte Robert Le Magnifique (basse et machines) du groupe Psykick Lyrikah de collaborer ensemble et d'offrir une vision inédite de l'approche Hip Hop. Imaginez donc, trois MCs au verbe haut et incisif, experts en punchlines percutantes, rejoints par le flow désenchanté de Arm, trois bassistes (dont Robert Le Magnifique, délaissant ses machines pour faire preuve d'une virtuosité bluffante à la quatre cordes) et un batteur déchainé au service d'un Rap organique des plus percutants. Car, franchement, trois basses, ça tabasse! Et remplace idéalement le martèlement de beats syncopés et électroniques. Portée par une énergie plus proche du Rock voire du Métal que des musiques urbaines et des MCs charismatiques et virevoltants, qui malheureusement ne se sont pas présentés (après on viendra dire que les Rappeurs manquent d'humilité et sont prétentieux!), cette création musicale originale fut une expérience auditive rafraichissante où planait l'ombre de Public Enemy. Croisons les doigts pour que cette collaboration donne naissance à un CD.

Intervient ensuite, « le Rappeur à l'ancienne », celui qui, alors que les autres « Rappeurs veulent trouver la rime, a trouvé le stock » (dixit « Jeux D'Enfants »), c'est-à-dire le parisien Rocé. Après avoir tenté brillamment l'expérience du Free-Jazz en 2006 avec l'audacieux album « Identité En Crescendo » qui convoquait les sommités du genre en la personne d'Archie Shepp ou de Jacques Coursil, Rocé est de retour avec l'album « L'Être Humain Et le Réverbère », un opus où il revient aux basiques du Hip hop: des samples, un beat et un micro. Mais sur scène, il n'oublie pas pour autant d'apporter une touche organique et instrumentale bien venue à ses compositions avec la présence d'un bassiste, l'excellent Sylvano Matadin (Urban Dance Squad), secondé par DJ Spharo aux platines.

Possédant un ascendant hors du commun, parfaitement à l'aise sur scène, le MC parisien confirme tout le bien que l'on peut penser de lui et, surtout, de sa plume acérée, capable de rabattre le caquet de tous les Éric Zemmour de la terre, qui dans leur crasse inculture, jugent le Hip Hop sur ce qu'il a de pire à offrir. Car, alors que bien trop de ses confrères musicaux s'enferment dans des gestuelles outrancières et une révolte puérile, Rocé est « l'un des des seuls trentenaires à rapper comme un adulte ».A travers ses morceaux (« Si Peu Comprennent », « Des Questions A vos Réponses », « L'Être Humain Et Le Réverbère », « Le Savoir En Kimono »...), le poète parigot, car à ce niveau d'écriture on ne peut parler que de poésie, se pose en fin observateur de notre société actuelle (rapports sociaux prétendument égalitaires, certitudes illusoires de notre époque...) et dénoncent ses dérives (révoltes factices et bien-pensantes, manque de culture, de curiosité intellectuelle et d'ouverture généralisée...). Et cela sans démagogie. Mais plutôt avec une inventivité textuelle sans limites (qui fait que notre cerveau est bien souvent trop petit pour saisir immédiatement toutes les subtilités des textes, nous poussant à y revenir plus tard) et une élégance sans pareille. Rocé évite de se poser en moralisateur et cherche avant tout, humblement, à se montrer comme un éclaireur. Ses textes, éloignés des conventions du Rap, s'écoutent comme on lit un livre, ou un recueil de poésies, et s'ajoutent à la liste « des moyens de locomotion immobiles » dont il fait référence dans « Carnet De Voyage D'Un Être Sur Place ». L'artiste rendra également hommage à un de ses pères spirituels, Jacques Brel avec la reprise d'une de ses chansons les plus virulentes, « Les Singes », stigmatisant avec une acuité rare l'attitude méprisante et populiste de nombre de nos dirigeants (suivez mon regard!). Cette reprise lettrée permet ainsi de se rendre compte à quel point le chanteur belge était précurseur et peut être vu, par le soin apporté à ses textes, à leur rythmique, à leur musicalité et à l'impact qu'il leur donnait par des interprétations habitées, comme un ancêtre des MCs actuels. Oh la la, on voit certains puristes dans le fond dont la peau se hérissent à la vue de ces propos. Tant pis pour eux!

Après cette référence aux singes qui nous gouvernent, il était temps d'ouvrir la cage et de « libérer la bête » Casey. Artiste atypique du milieu Hip Hop français, on serait tenté de comparer cette rappeuse du Blanc-Mesnil, de par ses origines d'outre-mer et son attitude Hardcore, à Joey Starr, notre NTM préféré. Mais ce serait prendre le risque de se manger une bonne tartine de phalanges, la Dame ayant refusé le parrainage, jugé sûrement trop encombrant, du Suprême au début de sa carrière. Casey, en effet, est une artiste enragée, en colère, révoltée qui utilise, comme d'autres les armes ou les poings, les mots et sa plume affutée et aiguisée pour la rendre des plus tranchantes, pour crier son dégoût de la France d'aujourd'hui, des manoeuvres politiciennes qui divisent pour mieux régner, des injustices sociales mais aussi des excès du Rap actuel, du Bling Bling et de la flambe. Une vision noire, extrême, sans concessions qui s'est imposée avec deux albums solos, « Tragédie D'Une Trajectoire » et « Libérez La Bête » ainsi qu'avec le projet Zone Libre en compagnie du guitariste de Noir Désir Serge Teyssot Gay et du MC Hamé de La Rumeur, en représentation l'année dernière au Grand Mix.

La rappeuse du Blanc-Mesnil refuse d'aborder le Hip Hop « juste comme une musique pour bouger en boîte ». Rapper pour elle, c'est faire un acte politique, c'est faire acte de civisme et de citoyenneté en donnant coups de pieds et coup de poings dans la fourmilière. Dans sa gestuelle et son jeu de scène, Casey fait d'ailleurs beaucoup penser à une boxeuse. Se déplaçant les épaules courbées, avec un sens de l'équilibre précaire, elle donne l'impression de combattre des adversaires invisibles qu'elle souhaite mettre K.O. Mais les liens entre le Rap et la Boxe ont toujours été intenses. Le Beat, le rythme, ne peut se comprendre sans faire référence à la signification de « to beat » (« battre quelqu'un »), le Cut, terme employé par les scratcheurs, c'est aussi, en argot, « faire saigner » et le Punch, ce dynamisme qui fait les grands boxeurs, c'est aussi la qualité première des MCs.

Dans son combat, Casey est épaulée par son fidèle backeur B. James, un DJ discret mais efficace et des interventions d'un jeune poulain, Prodige. Subversive, contestataire, développant des thématiques d'une profonde noirceur, l'artiste sait néanmoins faire preuve d'humour en se moquant de son côté garçon manqué et en invectivant avec un sourire désarmant, car inattendu de sa part, le public avec des interventions telles que « Vous voulez du rap dépressif, déprimant, suicidaire, vous allez être servis! » ou encore « Vous n'avez vraiment rien d'autre à faire un samedi soir que de venir écouter du rap glauque! »

Rap glauque peut-être. Rap Glock sûrement! Les textes de Casey sont de véritables armes de destruction massive. Condensés impressionnants d'allitérations, d'assonances, de jeux de mots, ils font claquer la langue française comme jamais servant au mieux la colère de la chanteuse originaire des Antilles qui règle ses comptes avec le passé colonial de la France (« Créatures Ratées », « Chez Moi »), le système (« Pas A Vendre ») ou les pseudo-rappeurs à qui elle conseille de s'acheter un dictionnaire et de se cultiver (« Apprends A T'Taire »). Une hargne jubilatoire qu'elle prend plaisir à partager avec son public, toutes oreilles sorties pour mieux apprécier la qualité de ses paroles et les mains levées pour marquer le rythme redoutable de ses compositions. Casey semblera même profondément émue devant les acclamations du public lillois, arborant une joie presque enfantine à la fin du concert. Prouvant que derrière cette révolte à fleur de peau se cache, en fait, une grande sensibilité.

Remercions donc le Festival Quartiers De Lune de Tourcoing de nous avoir livré cette soirée haute en couleurs qui a permis au Hip Hop français de retrouver ses lettres de noblesses.

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