Aujourd’hui15 événements

Charles Bradley & The Menahan Street Band + Lee Fields & The Expressions au Grand Mix

L'âme est éternelle. Ce n'est pas une croyance. C'est une certitude. Seuls les impies soutiendront le contraire. Ou les passéistes, prisonniers de leur amour aveugle et nécrophile pour un soi-disant Age D'Or. Car non, la Soul n'est pas morte. La Belle s'était juste endormie. Quelque peu anesthésiée par des blasphémateurs ayant souillé son corps à grands renforts de sermons synthétiques. Fatiguée d'être pillée et samplée par des Temples se voulant plus modernes. Mais son coeur s'est mis à rebattre normalement et vigoureusement. Aloe Blacc, Nicole Willis, Alice Russel, Plan B, Shaolin Temple Defenders, Sharon Jones, Eli 'Paperboy' Reed, Amy Winehouse, Kings Go Forth, Naomi Shelton And The Gospel Queens, The Bamboos, The Sweet Vandals, Raphael Saadiq, Cee-Lo Green, Sly Johnson, The Budos Band... sont autant de pulsations ayant ramené de la vie et de la chaleur dans son corps endolori.

Deux labels ont également joué un rôle majeur dans cette cure de jouvence. Les deux maisons de disques New-Yorkaises, Truth & Soul et Daptone Records: deux heureux anachronismes réussissant à reproduire le grain et l'honnêteté des productions Motown ou Stax d'antan par des méthodes d'enregistrement à l'ancienne, l'utilisation de l'analogique et d'instruments vintage. Deux écuries chéries par les nombreux apôtres de la Great Black Music. La venue de deux de leurs poulains les plus prestigieux, Charles Bradley et Lee Fields, au Grand Mix de Tourcoing, ne pouvait que les ravir. Temple de la Soul pour un soir, la salle est pleine à craquer de fidèles serviteurs.

The Menahan Street Band, composé de pointures issues des groupes New-Yorkais Antibalas, The Dap Kings, The Budos Band, El Michels Affairs, sert d'écrin aux deux diamants bruts. Dans la grande tradition Soul, les musiciens jouent deux morceaux pour faire monter la température de la salle. Le son est ENORME. La façon unique dont le bassiste, impassible, fait tourner la machine à groove, relayé par un fantastique batteur, tout en nuances, les miaulements de guitare, la place prépondérante du trompettiste Dave Guy (croisé auprès de Sharon Jones)... Tout cela est gigantesque, fantasmatique. Des images d'archives nous viennent en tête. Mais la couleur remplace le noir & blanc, la stéréo le mono. Le temps n'existe plus. On vit un sentiment d'éternité.

Coupe Afro d'un autre temps, costard rouge explosif et chemise noire col pelle à tarte, Charles Bradley bondit sur scène tel un jeune homme prêt à boxer l'humanité toute entière. Un jeune homme de 62 ans qui vient de sortir son premier album: No Time For Dreaming, un classique instantané. Il saisit le micro et, au premier rugissement, on se sent défaillir comme une midinette hystérique. La salle ne peut s'empêcher de pousser un soupir orgasmique. Charles Bradley n'est pas James Brown, qui l'a marqué au fer rouge alors qu'il n'avait que 14 ans, un soir d'octobre à l'Appolo Theatre de Harlem. Mais il peut se permettre de le tutoyer, de le regarder fixement dans les yeux, avec un petit air de défi narquois.

La musique noire américaine a toujours été un poing levé contre l'adversité, la ségrégation, la misère sociale... Charles Bradley, ce poing, il le brandit bien haut, à coup de chansons faites de douleur, de plainte, de colère. Sa voix est chargée des épreuves qu'il a dû traverser: le racisme, la précarité, le rêve (la musique) que l'on touche du bout du doigt mais que les multiples coups du sort font s'écrouler, la dépression liée à la mort de son frère tué par son neveu. Un parcours dont les américains sont friands et qui les rassure, donnant l'impression qu'effectivement tout est possible, que dans la vie, il y a un deuxième acte. Ce deuxième acte, Charles Bradley le savoure pleinement. L'amour et la joie qu'on lit dans ses yeux ne sont pas feints. Ils illuminent son visage, sa gestuelle. Son coeur est en or et il le prouve en reprenant, façon Deep Soul, le « Heart Of Gold » de Neil Young, autre grand marqué par la vie. La quasi-totalité de son album, alternant ainsi morceaux mid-tempo et ballades, est jouée avec un sentiment d'urgence (qui lui fera même perdre son micro à un moment!). Comme si, effectivement, on n'avait pas le temps de rêver... Qu'il fallait croquer, dévorer la vie quand elle daignait vous faire une fleur.

Transformation. Les musiciens restent les mêmes. Mais The Menahan Street Band se nomme désormais The Expressions. Et Lee Fields saisit le bâton de relais, encore humide de sueur, laissé par Charles. Un autre fracassé de l'existence ayant connu une longue traversée du désert et la reconnaissance sur le tard. Une des vacheries que lui a concoctée la vie: devoir participer à un « morceau » de Martin Solveig pour pouvoir bouffer. Mais les albums Problems (2002) et, surtout, My World (2009) ont changé la donne.

L'acteur principal change. Mais le décor reste le même. L'influence de James Brown toujours aussi prégnante. Mais quelques subtilités se font sentir. Lee s'est fait la main en chantant dans les églises. La voix est moins rageuse. Plus sensuelle. Plus spirituelle. On pense plus à Eddie Floyd ou à Sam & Dave, ces « enfoirés » comme disait Otis Redding, qui l'obligeaient, selon lui, à donner le meilleur de lui-même, à se surpasser. La prêche est donc moins engagée. L'amour est le thème principal (« Love Comes And Goes », « Honey Dove », « My World Is Empty Without You », « Ladies »). Lee Fields n' a pas son pareil quand il s'agit de donner corps à des histoires de coeurs brisés. Heurté, son phrasé incarne à merveille les sentiments de l'Homme blessé, la douceur de sa voix la tristesse, la frénésie de son chant, qu'il insuffle sobrement, la colère rentrée. De la soul enchanteresse qui donne envie de remuer lascivement des fesses. L'urgence laisse la place à la suavité. Prédomine maintenant la guitare du gigantesque Tommy Brenneck dont les arpèges sont autant de caresses pour nos oreilles alanguies.

Un rappel pour chacun des deux chanteurs. Et la troupe quitte les lieux. On aurait aimé que cette soirée dure éternellement. Pourtant, pas de tristesse dans les regards. Juste de la joie. De se dire que l'Age d'Or, ce n'était pas hier. C'est aujourd'hui. N'en déplaise aux fossoyeurs qui peuvent remballer leurs pelles.

 

Revenir aux Live report Concerts
A lire et à voir aussi
193 queries in 0,444 seconds.