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Suzanne Vega au Colisée de Lens

Suzanne Vega a tutoyé de tels sommets en 1996 qu’on l’a, comme parfois quand un artiste publie un chef d’œuvre qui semble insurpassable, étrangement abandonnée… Ce n’est pas réellement conscient, nous nous demandons simplement s’il est bien nécessaire d’écouter autre chose mais résumons : cette année là, 1996, Suzanne publie le somptueux Nine objects of desire et connaît l’une de ces périodes de grâce où tout est réuni. Elle est l’épouse de Mitchell Froom, qui produit l’album et qui a su faire du diamant folk un autre bijou plus pop voire électronique avec 99°9F, ils viennent d’avoir une fille, Ruby, les musiciens qui sont sur l’album semblent s’être donné le mot pour être à leur meilleur et on y croise même à côté de Tchad Blake ou Jerry Marotta (Paul McCartney), les Attractions de Costello venus enluminer l’album. Un chef d’œuvre qui la faisait entrer dans une toute autre catégorie que la folkeuse introspective new yorkaise, brillante, qu’elle était jusque là, lorsque l’Europe avait accueilli à bras ouverts Marlena on the wall et autre Luka. Du folk introspectif des débuts, pour faire court, Suzanne Vega avait élargi sa palette avec 99°9 F et ces fameux objets du désir. Miraculeux.
Très rapidement, la vie de Suzanne Vega, étroitement liée à son processus de création prend un tour nettement moins étincelant. Elle vit extrêmement mal le divorce d’avec Mitchell Froom et écrit Widow’s walk. Sic. Pygmalion avait créé une seconde Suzanne Vega et la troisième, seule et solo, désolée, esseulée, en pleine rupture amoureuse et artistique écrit un délicat concept album « du divorce », peinant à se retrouver, bijou noir sans écrin musical, ne pouvant plus approcher la moindre sonorité lui rappelant les arrangements de Froom.
Deux albums studio seulement en … 16 ans. Enfin, Suzanne Vega se réinventa en réorchestrant et en réenregistrant ses chansons sous la formule du dépouillement et de la proximité, la série des close up…de tout près, dépouillé.
Voir Suzanne Vega sur scène dans cette configuration minimale, accompagnée d’un seul guitariste, fut il Gerry Leonard, pouvait laisser craindre le pire, la fragilité gracile n’étant parfois pas loin d’une exécution un peu pauvre de chansons trop connues sous l’égide de la guitare d’accompagnement, celle des feux de camps et des chansons que l’on fredonne à ses enfants. Elle a sa poétique propre mais beaucoup se sont cassé les dents sur l’exercice, il faut du vocabulaire, maîtriser le langage si particulier de l’acoustique. Cette guitare souvent malmenée alors qu’elle peut être le plus formidable prolongement de l’écriture mise à nu d’une chanson réduite à son essence.
C’est à ce troublant miracle que nous avons assisté samedi soir. Suzanne Vega est arrivée discrètement, sur talons plats et vêtue d’un costume de scène noir et rouge qui tenait du smoking féminin lamé de soie rare et du refus de tout artifice vestimentaire gratuit. Il n’y a rien à voir, il n’y a rien de gratuitement spectaculaire, quelques pas de danse élégants seront esquissés comme on danse en famille, au son d’un swing feutré qu’on a soi même initié sur Caramel. Aucun danseur pailleté ne viendra cacher de misérables chansons. Celles de Suzanne Vega gagnent encore à être exposées sous la clarté pâle de ces arrangements dépouillés. Le public est recueilli, sans excès, attentif, manifestement souvent anglophone tant l’œuvre de Suzanne Vega ne peut se résumer aux suites d’accords mais passe aussi par des textes ciselés, vignettes et cartes postales qui semblent avoir été saisies lors d’un coup d’œil, un regard croisé, l’observation d’un étrange enfant qui joue seul et qui deviendra Luka par exemple. Si le parallèle ne tient que partiellement parce que Suzanne Vega ne pratique pas le commentaire social façon Dead end street, il y a du Ray Davies dans ce sens aigu de la vision de l’autre, dans la construction de ces films de trois minutes qui suggèrent tout un univers, intime, privé, partagé, cinématographique parfois ou très imagé, The Queen and the soldier, Tombstone, chanson dans laquelle elle imagine sa propre tombe comme un lieu paisible et accueillant. Le répertoire est absolument impeccable, loin d’un best of facile même si elle ne renie pas Solitude standing ou Marlena on the wall qu’elle chante coiffée d’un chapeau claque volé à un poster de Marlene Dietrich. On comprendra rapidement qu’il ne faut pas attendre les chansons qui évoquent l’un des neuf objets du désir de 1996, Mitchell Froom. Le chapitre est clos et une toute nouvelle chanson, à peine ébauchée, qu’elle ne sait pas encore par cœur, qu’elle joue avec une touchante angoisse nous prouve qu’une nouvelle ère créative est en marche. Elle a également la chance et le talent d’être servie par un guitariste exceptionnellement fin, Gerry Leonard, ex lieutenant de David Bowie entre autres, capable de pratiquer l’auto sample et de générer sur ses micros des boucles rythmiques qui évitent tout risque de précarité sonique. Il faut encore évoquer l’extrême particularité du phrasé et de la voix de Suzanne Vega, pétrie de culture littéraire et héritière d’une diction new yorkaise pas si éloignée d’une certaine forme de scansion. Cette voix sans vibrato, sans effet, nous parle directement et on est surpris de se sentir à ce point concerné par les textes, ce talent de donner l’impression qu’elle chante et parle à chacun, personnellement.
Elle a tout du poète beat de Greenwich village et parfois, le Lou Reed des grandes années vient croiser six cordes d’acier et deux cordes vocales avec Leonard Cohen et Bob quand il était encore totalement Dylan. Ce soir, tout le monde était là, en chair et en os, en smoking et en haut de forme ou en ombres filigranées planant sur le concert… Les rappels s’enchaînent mais la magie ne se termine pas avec la dernière note. Munis de nos pochettes de fans et de notre feutre indélébile, nous avons décidé de sécher la très formelle séance de dédicace, sachant bien, au fond que nous étions déjà marqués définitivement et qu’un trait de stylo, fut il autographe, n’ajouterait rien. Solitude standing.

  1. Stef J.

    Très belle chronique. On a l'impression d'y être et de ressentir les mêmes émotions que l'auteur de ce papier.
    Pour avoir vu Suzanne Vega il y a deux ans dans la même configuration, j'y retrouve tout de la magnifique Suzanne, la plus sous-estimée des poètes contemporains.

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