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Les dix ans du festival Le Grand Bain

Du 7 au 31 mars 2023 avait lieu la nouvelle édition du Grand Bain organisée par le Gymnase CDCN à Roubaix. Le nouveau directeur Laurent Meheust signe sa première programmation de ce rendez-vous de la danse. Cette année n’est pas tout à fait comme les autres car elle célèbre les dix ans du festival, les vingt ans de l’implantation du Gymnase à Roubaix et les quarante ans de Danse à Lille au fondement de la structure du CDCN. Plus d’une trentaine de compagnies accueillies sur tout le territoire des Hauts-de-France ont fait le grand saut pour nous présenter certaines de leur pièce. LillelaNuit est allé voir neuf d’entre elles.

Une danse inspirée de l’esthétique du précinéma

Rebecca Journo, artiste coup de cœur de LillelaNuit sur la précédente édition du Grand Bain est à nouveau programmée cette année avec sa pièce pour quatre danseuses, Portrait, au Théâtre de l’Oiseau-Mouche à Roubaix. La chorégraphe retrace l’histoire du portrait de la peinture, à la photographie jusqu’au selfie. La scénographie est épurée, géométrique et tout en perspective. L’obsession de l’image qu’on renvoie est appuyée par la présence d’énormes loupes déformantes. L’artiste a une gestuelle et un univers bien reconnaissable, ses mouvements rappellent les effets des premiers appareils du précinéma au début du XXème siècle. Elle s’inspire de la chronophotographie ou de la stop motion rendant la décomposition du geste très précise. L’effet d’optique est sidérant car le spectateur pense plutôt avoir affaire à des photographies en rafale que des danseuses vivantes sur un plateau.

Malheureusement Rebecca Journo joue sur un seul créneau. Découvrir l’artiste si l’on a jamais eu l’occasion de voir ce qu’elle propose est un bouleversement esthétique mais malheureusement pour ceux qui la connaissent déjà la surprise n’est plus au rendez-vous. Quelques amorces intéressantes entre le corps et l’espace ont été tentées mais n’ont pas été suffisamment exploitées et le spectacle manquait de force sur le plan dramaturgique. LillelaNuit si emballé l’année précédente avec sa performance solo l’Épouse en a peut être trop attendu de cette jeune artiste tout de même très prometteuse.

Juste après le spectacle Portrait, Le Gymnase accueillait dans sa structure Versa-Vice, une pièce pour dix interprètes de l’artiste portugaise Tania Carvalho. Dans cette pièce la chorégraphe se réfère à l’époque moderne de la fin du XIXème début XXème siècle. C’est-à-dire l’apogée des cafés-concerts, des revues de Music Hall, l’éclosion du cinéma, les avancées en matière de peinture et la découverte de l’inconscient qui auront un impact déterminant sur les manières de bouger et de concevoir le corps.

Les dix danseurs ont le visage enfariné, maquillé tel Pierrot, personnage emblématique de la pantomime. La danse s’inspire de mouvements gracieux et spirituels propres aux mimes tout en revêtant des exagérations du geste, des drôleries, des visages très expressifs presque clownesques. L’angularité et la vitesse propres à l’esthétique moderne et les trajectoires en zigzag dans la chorégraphie traduisent la voie de l’énergie inconsciente.

Cependant, le choix des lumières n’était pas judicieux voire difficilement compréhensible, le niveau hétérogène des danseurs desservait la pièce. La danse était appliquée mais scolaire alors même que la pièce se réfère à une ère artistique complètement nouvelle. L’idée de programmer les deux spectacles à la suite n’était pas forcément pertinente et a sans doute desservi la pièce de Tania Carvalho.

LES PIÈCES ATTENDUES DU GRAND PUBLIC

Une des figures de la danse contemporaine internationale, Anne Teresa de Keersmaeker, et la violoniste Amandine Beyer, spécialiste de la musique baroque proposaient à l'Opéra de Lille avec quatre musiciens et sept danseurs, Mystery Sonatas (Les sonates du Mystère ou Sonates du Rosaire). Pièces majeures pour le violon, celles-ci ont été composées par Henrich Biber en 1678 et sont réputées pour la difficulté technique qu’elles requièrent. Dans cette pièce Anne Teresa de Keersmaeker reprend la figure de la rose qui « ne se donne pas comme pure incarnation de la beauté, mais convoque en contrepartie la symbolique de l’obstacle et de la rébellion : pas de rose sans épines ! Le corps dansant, qu’il soit individuel ou pris dans le flux du collectif, devient le support d’un acte de résistance. » La pièce est dédiée à cinq femmes résistantes : Rosa Bonheur, Rosa Parks, Rosa Luxembourg, Rosa Vergaelen et Rosa, jeune activiste pour le climat décédée en 2021 en Belgique pendant les inondations.

La musique a toujours été à la source des créations de l’artiste flamande. Depuis ses débuts, le travail sur la forme guide la chorégraphe. Elle ne cherche pas à illustrer ou incarner la musique mais, par un procédé minimaliste, tend à trouver la relation la plus pure entre corps et musique. Le processus chorégraphique joue sur la répétition, la déclinaison de mouvements et l’épuisement de la forme avec de multiples nuances (accents, contrepoints, canons, scansions rythmiques). Un même geste, qu’il soit physique ou musical, connait une multitude de fluctuations sans jamais que les interprètes ne faiblissent. La spécificité des chorégraphies de Keersmaeker est aussi la relation à l’espace, autrement dit la distance entre les corps, d’un corps à l’autre, d’un corps à un groupe de corps. Les trajectoires, les lignes et la géométrie spatiale sont savamment millimétrées.

Anne Teresa de Keersmaeker ne nous surprend pas avec ce nouveau spectacle. Bien que chaque danseur ait pu démontrer sa virtuosité dans un solo, la danse reste très codifiée et académique, un poil complaisant. L’irruption de Ray of Light de Madonna dans la pièce n’a pas suffi à nous saisir.

Louise Lecavalier donnait un solo intime et viscéral, Stations, à la Condition Publique à Roubaix en coréalisation avec La rose des vents. À 64 ans, celle qui fut la muse de David Bowie, n’a rien perdu de son ardeur. Elle offre une heure de pure incandescence et de frénésie. Les quatre stations dans le spectacle représentent aussi bien les différents états de corps parcourus par la danseuse, que les saisons (le temps) ou les points cardinaux (l’espace). Le public prend le temps d’une halte, bouche bée, alors même que Louise Lecavalier, prise dans un tourbillon, ne s’arrête jamais. La danseuse rayonne et par sa présence parvient à faire vibrer le public tout entier.

Le gros coup de cœur de cette édition accueilli au Colisée de Roubaix, est sans aucun doute Mille et une danse, créé en 2021 par Thomas Lebrun pour marquer les vingt ans de sa compagnie Illico. Le chorégraphe est un enfant du pays, ancien artiste associé du Vivat (2002-2004) puis du Gymnase (2005-2011), il est désormais directeur du Centre Chorégraphique National de Tours. L'idée est de célébrer la danse et de mettre en lumière les dix-huit jeunes danseurs chevronnés, tous plus incroyables les uns que les autres. Avec une énergie tantôt modérée tantôt explosive, la chorégraphie mêle technique, théâtralité, humour et mouvements d’ensemble. Rien est laissé au hasard et pourtant le plaisir qu’ont les danseurs d’être sur scène parvient jusqu’au fond de la salle.

Déclinées sous forme de tableaux différents, la pièce se réfère à des styles de danse de tous horizons et chaque danseur nous émeut dans un solo hommage d’un chorégraphe qui l’a marqué. Ce spectacle, comme le dit si bien Thomas Lebrun, est « une ode à la diversité et à la mixité, chorégraphiques et humaines. Une encyclopédie vivante, chorégraphique et performative, où autant de danses définissent autant de transmissions, du rire aux larmes, de l’humour au sensible, du questionnement au gout de l’autre. » Le spectacle était la bienvenue, tout particulièrement pour cette édition anniversaire du Gymnase à laquelle le chorégraphe n’a pas manqué d’y faire un clin d’œil en ouvrant la pièce avec Catherine Dunoyer de Segonzac (fondatrice de Danse à Lille et du Gymnase) sur un slow Love Me Tender et en intégrant dans quelques passages une partie de l’équipe de direction du Gymnase. Une manière de remercier celles et ceux qui l’ont fait décoller. Mille et Une danses a laissé LilleLaNuit pantois qui aurait bien eu le plaisir à le voir plus de mille et une fois !

Des spectacles à l’univers fantasmagorique

Sylvain Huc, artiste associé du Gymnase depuis 2020 et Thiago Granaton, chorégraphe Brésilien installé à Berlin, signent leur première collaboration avec The Lost Pieces et se mettent en scène dans un duo performé au Gymnase. LillelaNuit avait découvert le travail de Sylvain Huc avec sa pièce Wonderland, un duo de femmes inspiré du célèbre conte d’Alice aux pays des merveilles présenté lors du Festival les Petits pas édition 2021. The Lost Pieces ressemble en tout point à Wonderland en moins abouti. Les chorégraphes reprennent l’idée du duo avec une gémellité et une polarité entre les interprètes. Les mêmes mouvements sont effectués dans Wonderland que dans cette nouvelle pièce, la dramaturgie est également similaire : l’enfermement dans un espace labyrinthique, la répétition d’un même geste avant d’avoir accès à un monde merveilleux fait de créatures fantasmagoriques. Le visage est concentré voire fermé, l’expression est figée ce qui empêche la danse d’irradier. Dommage qu’il n’y ait pas eu un sursaut de renouveau.

Marta Izquierdo Muñoz découverte la précédente édition avec son spectacle Guerillères a été invitée à nouveau par le Gymnase avec son spectacle Dioscures. Dans la mythologie grecque, Castor et Pollux sont jumeaux et nommés Dioscures. Ils sont le symbole de jeunes hommes en âge de combattre à la fois sauveurs et protecteurs. Marta Izquierdo Muñoz déconstruit la notion du genre et la figure du combattant tels que nous nous le sommes représentés depuis des siècles en choisissant des interprètes androgynes. Le kitsch est assumé, les costumes sont loufoques et certaines situations grotesques laissent place à de véritables moments de jeu. Entre utopie et dystopie, la chorégraphe possède une esthétique et un univers décalés qui lui sont propres. Les interprètes étaient parfois trop mal assurés.

Pour clôturer le festival le grand bain …

LAC project, compagnie régionale, nait en 2016 de la collaboration de Ludivine Large-Bessette, artiste visuelle et Mathieu Calmelet danseur et musicien. Ils se retrouvent pour leur nouvelle création Les Souffles et s’entourent cette fois d’Octave Courtin, plasticien sonore. Le trio développe une pièce chorégraphique sonore, oscillant entre souffles humains organiques et souffles mécaniques. Un immense soufflet de cheminée automatique relié par un système sonore avec des tuyaux respiratoires alterne où prolonge la respiration des interprètes. Le public s’intéresse autant au son généré qu’au mouvement produit par le corps. En articulant le son par des gestes physiques, les interprètes deviennent des sculpteurs du son. C’est alors que le visuel dialogue avec le sonore. Les gestes et la musique expérimentale évoquent le mouvement respiratoire et sont en parfaite harmonie provoquant une sensation d’apesanteur. Un problème technique survenu pendant la pièce a demandé son arrêt plusieurs minutes laissant les spectateurs le souffle suspendu. L’incident montre à quel point les machines peuvent être défaillantes et que la représentation d’un spectacle reste un endroit d’incertitudes. C’est bien ce qui le rend vivant !

On finit sur un coup de cœur pour clôturer le festival en beauté. Juste avant la soirée Boum Boom Bum organisée par le Gymnase, Arthur Perole accompagné de musiciens live s’empare du plateau dans un solo théâtral à la fois drôle et émouvant. Sur des témoignages d’archive en voix off, Arthur Perole pendant la première partie de son solo joue sur la contraction et la décontraction de ses  muscles avec des gestes saccadés empruntant sa qualité de mouvement au popping. Le danseur sait parfaitement maitriser les contrastes entre lyrisme et grotesque, volupté et caricature. Il danse surélevé où il se rêve en diva sur son piédestal. Nos corps vivants, une performance qui rappelle combien la scène est la possibilité d’être enfin soi-même. Un artiste à la présence hors norme qu’on espère revoir très prochainement.

Photo : Louise Lecavalier, Stations, crédit : © Katja Illner

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