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Loin des Hommes : D’après Camus, un film d’aventures poignant avec Viggo Mortensen et Reda Kateb

Synopsis : 1954. Alors que la rébellion gronde dans la vallée, deux hommes, que tout oppose, sont contraints de fuir à travers les crêtes de l’Atlas algérien. Au cœur d’un hiver glacial, Daru, instituteur reclus, doit escorter Mohamed, un paysan accusé du meurtre de son cousin. Poursuivis par des villageois réclamant la loi du sang et par des colons revanchards, les deux hommes se révoltent. Ensemble, ils vont lutter pour retrouver leur liberté.

Loin des Hommes6

Daru l'instituteur escorte Mohamed le paysan. C'est le début d'un périple dangereux à travers l'atlas algérien.

 

Critique : Décidément, en ce début d’année 2015, le cinéma français se porte bien. La semaine dernière, nous vous avons parlé de L’Affaire SK1, formidable polar de Frédéric Tellier. Cette semaine, c’est un autre film français, d’un tout autre genre que nous avons décidé à Lille La Nuit de vous faire découvrir, de défendre passionnément, de vous inciter à voir. Ce film, c’est Loin des Hommes, le deuxième long-métrage de David Oelhoffen coscénariste de SK1.

On est d’autant plus heureux de vous parler de ce jeune auteur, qu’il prend des risques, se montre aventureux, extrêmement talentueux, aussi bien dans l’écriture, que dans la mise en scène ou la direction d’acteurs. Avec Loin des Hommes, Oelhoffen n’aborde plus le polar mais on peut considérer qu’il continue son exploration du film de genre -on y reviendra- et, surtout, de redonner ses lettres de noblesse à un cinéma populaire de haute qualité.

Le film est la libre adaptation de la nouvelle L’Hôte (issue de L’exil et le royaume), que nous devons à l’un de nos plus grands auteurs : Albert Camus. Libre adaptation car, qui dit nouvelle, dit texte court et il faut bien prolonger, reconstruire un récit bref afin qu’il puisse tenir la distance d’un long-métrage de quasiment deux heures. Superbe travail d’écriture qu’a effectué David Oelhoffen avec la participation d’Antoine Lacomblez.

Une fois n’est pas coutume, parlons d’abord des acteurs du film : Viggo Mortensen et Reda Kateb sont éblouissants dans leurs rôles. Il était primordial que le courant passe entre les deux acteurs puisque Loin des Hommes est une histoire forte qui se focalise sur la relation entre deux hommes que tout oppose : Daru un instituteur et Mohamed, un paysan intelligent mais analphabète.

On était dans une espèce de bouillon de culture ensemble, avec je pense pour chacun l’amour du voyage, l’amour du cinéma comme un voyage humain, pas seulement artistique (…). On était tous là pour vivre un voyage ensemble.
Reda Kateb, acteur

Lille La Nuit en a discuté avec Reda Kateb, l'un des acteurs français les plus talentueux du moment : « On ne se connaissait pas avant. On est arrivés avec Viggo Mortensen une semaine avant le tournage à Ouarzazate. Moi, j’avais beaucoup d’admiration pour Viggo Mortensen. J’ai essayé d’oublier que je le connaissais un peu avant par les films que j’avais vus avec lui. Je voulais absolument qu’on puisse travailler à un pied d’égalité comme nos personnages. Et le dosage qui est donné à chacun de nos personnages essaie de l’être dans le film. Et puis après, peut-être que de la même manière que nos personnages ne se sont pas rencontrés dans les discours et la conversation, on s’est assez peu rencontrés dans le discours et la conversation. On s’est rencontrés en passant douze heures par jour à marcher sur les cailloux, à se prendre les tempêtes de sable, la pluie. Viggo Mortensen est vraiment un acteur qui essaie de travailler au service du film et de l’histoire. Et ça, c’est très très rare. C’est une chose qui m’impressionne encore plus maintenant que j’ai travaillé avec lui. Une chose que j’ai essayé d’apprendre de lui, c’est cet engagement d’apprendre à raconter une histoire ensemble. On n’était pas du tout dans un tournage où chacun avait son car-loge. On était dans une espèce de bouillon de culture ensemble, avec je pense pour chacun l’amour du voyage, l’amour du cinéma comme un voyage humain, pas seulement artistique (…). On était tous là pour vivre un voyage ensemble ».

En associant Viggo Mortensen et Reda Kateb , David Oelhoffen confirme son talent de directeur d'acteurs.

En associant Viggo Mortensen et Reda Kateb , David Oelhoffen confirme son talent de directeur d'acteurs.

 

Loin des Hommes nous plonge au tout début de la guerre d’Algérie, en 1954, au moment de la Toussaint Rouge*. Deux hommes que tout sépare : culture, origines sociales, croyances, vont être amenés à se côtoyer, se battre ensemble, se comprendre, s’apprécier, s'estimer.

Déjà, il est à préciser que Loin des Hommes n’est pas un film sur la guerre d’Algérie, bien qu’elle en soit la toile de fond et que cela revêt une importance forcément capitale, ne serait-ce que dans la caractérisation des personnages, de leur psychologie, de leurs craintes, de leurs comportements. David Oelhoffen fait le choix d’aborder la Toussaint Rouge mais en laissant la violence hors champ de sa caméra, en ne filmant pas cet événement. Car le cinéaste veut toujours être dans le point de vue des victimes de l’Histoire. On suit le point de vue des gens ballotés par l’Histoire, pas des gens qui la font. De plus, le film ne peut pas aborder la guerre d’Algérie dans toute sa globalité car nous n’en sommes encore une fois qu’au début d’un conflit qui ne s’achèvera que le 5 juillet 1962 avec l’Indépendance de l’Algérie.

Mais on comprend très bien où veut en venir David Oelhoffen : parler de tolérance, de fraternité, d’amour, de valeurs humaines, d’altérité. Sans angélisme béat. Il aborde des thématiques fortes : la liberté, le courage, l'engagement des personnages et leurs manières de s'engager (Daru, incarné par Mortensen dit: "Ma manière de m'engager, c'est de faire la classe à mes élèves"). Le film prend également aujourd'hui un relief tout particulier en traitant de la loi du sang. Cela donne une résonnance forcément particulière au film après l’abominable attentat perpétrée à Charlie Hebdo, le 7 janvier dernier (au moment de notre entretien le lien de la fusillade de Montrouge n'avait pas encore été établi avec l'attentat chez Charlie. Les prises d'otages à Dammartin-en-Goële, Paris, et l'effroyable tuerie antisémite du vendredi 9 janvier n'avaient pas déjà eu lieu).1

On a fait ce film-là car on savait qu’il y avait des connexions avec le monde contemporain. On sait qu’il y a des frottements et des malentendus entre le monde occidental et le monde arabe.
David Oelhoffen, réalisateur

Lille La Nuit a évoqué le sujet avec David Oelhoffen : « Hier soir, chez Pathé il y avait une projection qui était prévue pour les bloggeurs. La question s’est posée : est-ce qu’on annule ou est-ce qu’on la maintient ? D’autant qu’il y avait des manifestations qui s’organisaient à Paris (j’y suis moi-même allé). Et puis je me suis dit : Non, il faut la maintenir ! Elle a été maintenue et les gens sont venus. Et les gens sont venus pour parler cinéma. Tout le monde était bouleversé. Mais le souvenir de cette soirée d’hier c’est que les gens ont décidé de continuer à vivre normalement. (…) Et en parlant de cinéma, en parlant de ce film, on parlait très indirectement et très humblement de ce qui s'était passé le matin. Parce qu’avant ce qui s’est passé le matin, on a fait ce film-là car on savait qu’il y avait des connexions avec le monde contemporain. On sait qu’il y a des frottements et des malentendus entre le monde occidental et le monde arabe. Mais on n’en a pas parlé directement. Et je pense qu’on va continuer à faire ça comme ça. Ce film est là. Ce film a été fait pour des raisons bien antérieures à ce qui s’est passé hier matin. Ce n’est pas une réponse à ce qui s’est passé hier matin. C’est une proposition qui a été faite avec beaucoup de conviction. Evidemment on s’est écrit avec Reda et Viggo Mortensen ce matin. Tout ce qu’on peut vous dire ce n’est pas qu’on est fiers de notre film. On est fiers du sens de ce travail-là». 1

Reda Kateb poursuit : « Nous, depuis les débuts des festivals, quand on a commencé à parler du film… cette chose qui en est arrivé jusqu’à ce qui s’est passé hier, elle traîne dans l’air depuis longtemps. Et ça traîne dans l’air depuis longtemps d’aller se réfugier dans le confort de sa communauté, d’aller développer chez les autres la haine que les gens peuvent avoir vis-à-vis des autres. C'est un film sur une rencontre improbable, et finalement au bout d’un chemin, il y a la fraternité ! Mais au travers d’un chemin âpre et difficile. Ce n’est pas la « fraternité Mickey Mouse ». C’est difficile de se comprendre. Mais pourtant, c’est un chemin possible. En tant que comédien, citoyen, être humain, c’est un film très important pour moi. Bien avant de ce qui s’est passé hier.» 1

Loin des Hommes11

Reda Kateb continue de faire des choix exigeants de cinéma. On s'en réjouit à Lille La Nuit !

 

Loin des Hommes aborde des sujets graves, essentiels. C’est un film responsable, nécessaire. Mais il est aussi un film de mise en scène. De cinéma ! Et de ce point de vue, tous les amoureux du 7ème art vont être aux anges. Bien sûr, il est un film d’aventures, mais Oelhoffen le filme en se concentrant sur deux hommes, comme on l’a dit. Il signe une fresque intimiste avec des choix de mise en scène extrêmement marqués et personnels. Il fait le choix d’un rythme contemplatif (mais jamais ennuyeux), de l’épure. Comme les grands cinéastes, les grands anciens, on trouve dans sa réalisation quelque chose de l’ordre du dépouillement. Il va à l’essentiel. Ce qui convient parfaitement au désert et à son rythme, aux décors naturels parfois rugueux, aux éléments qu’il filme, la pluie, la nature… Il va à l’encontre des canons d’un cinéma actuel parfois un peu trop hystérique.

David Oelhoffen : «J’ai fait le pari inverse du pari qui est pris par la plupart des films américains. C’est à dire que la tension, tu peux l’obtenir par un rythme effréné où sans arrêt il se passe des choses. Le spectateur n’a pas le temps de digérer ce qui s’est passé que déjà il y a un autre trauma. Nous on a fait exactement le contraire, c’est à dire ralentir le rythme du film pour procéder par accélérations et plutôt qu’il y ait une tension, qu’il y ait une inquiétude. C’est à dire que quand on a un rythme lent et que de temps en temps il y a des évènements, que le spectateur sait que d’autres vont survenir, plus le rythme se ralentit plus l’inquiétude est nourrie. C’est effectivement vraiment la proposition, le pari inverse d’un certain cinéma américain, pour ne pas rentrer dans des caricatures ». 1

David Oelhoffen choisit merveilleusement ses cadres, a un réel sens du découpage et de l’espace. Sa gestion de l’écran large (format Scope) impressionne. C’était bien sûr nécessaire quand on a l’ambition de filmer le désert. Encore faut-il en avoir les moyens artistiques et intellectuels. Là aussi, de ce point de vue c’est une réussite totale qui renvoie à certains grands classiques du 7ème art.

Mais paradoxalement, c’est davantage aux westerns qu’à des films comme Lawrence d’Arabie auxquels nous pensons en regardant Loin des Hommes. Le désert comme dans les westerns, le format Scope comme dans les westerns, l’attaque par des agresseurs extérieurs des deux héros de l’histoire, coincés dans leur cabane, comme dans les westerns. On pense alors forcément au cinéma de Hawks, Ford, Anthony Mann. Et on est heureux de retrouver, de manière certes un peu dissimulée, un genre que nous adorons et qui a malheureusement beaucoup déserté nos écrans.

Loin des Hommes: Le western comme référence cinématographique.

Loin des Hommes : Le western comme référence cinématographique.

 

Pour finir, il serait injuste de ne pas mentionner une très belle composition de deux membres du groupe australien The Bad Seeds, Nick Cave et Warren Ellis déjà auteurs du score de L’Assassinat de Jesse James par le Lâche Robert Ford, le western magnifique de Andrew Dominik. En plus d’être un bon cinéaste, David Oelhoffen connaît bien ses classiques et se révèle un fin cinéphile. Décidément, il n'y a pas de hasard.

Film-annonce et affiche © Pathé - Photos © Michael Crotto

*perpétrée le 1er novembre 1954 par le FLN, qui manifeste ainsi pour la première fois son existence en commettant une série d'attentats sur le territoire algérien. On considère cet événement comme le début de la guerre d’Algérie. 1- Propos recueillis à Lille, le 8 janvier 2015.

Loin des Hommes Scénario : David Oelhoffen avec la collaboration de Antoine Lacomblez. D'après la nouvelle “L’hôte” parue dans “L’exil et le royaume” de Albert Camus, Gallimard. Avec Reda Kateb et Viggo Mortensen. Musique : Nick Cave et Warren Hellis. Durée: 1h41min. Sortie le 14 janvier 2015.

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