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« La Chambre de Mariana » : Entretien avec Emmanuel Finkiel

« La Chambre de Mariana » : Entretien avec Emmanuel Finkiel

Emmanuel Finkiel La Chambre de Mariana Style : Cinéma Date de l’événement : 23/04/2025

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Cette semaine, l'actu ciné de LillelaNuit vous invite à découvrir La Chambre de Mariana, le nouveau film d’Emmanuel Finkiel. Pour La Chambre de Mariana, le réalisateur de Voyages, Je ne suis pas un salaud, La Douleur, adapte le grand écrivain Israélien Aharon Appelfeld, et offre à sa comédienne fétiche, Mélanie Thierry, l'un de ses plus beaux rôles. Une histoire bouleversante et un grand film. Rencontre avec Emmanuel Finkiel.

Vous avez abordé la Shoah et la barbarie nazie à plusieurs reprises dans votre œuvre : Voyages, La Douleur… et aujourd’hui La Chambre de Mariana. Pourquoi y revenir une nouvelle fois ?

Emmanuel Finkiel : C’est exactement la question que je me suis posée quand on m’a proposé le livre. Pour tout vous dire, c’est le producteur Olivier Delbosc qui m’a contacté. Mais l’histoire commence bien avant. David Silber, un producteur israélien, était un ami proche de l’écrivain Aharon Appelfeld. Il avait acquis les droits du livre depuis vingt ans, sans jamais réussir à monter le projet. Finalement, il s’est tourné vers Olivier, qui à son tour me l’a proposé. Mon premier réflexe a été de dire non. J’avais déjà fait deux films sur la Shoah, et je pensais avoir dit ce que j’avais à dire sur le sujet. Mais j’ai tout de même lu le livre... Et j’ai été bouleversé. Parce qu’il s’agissait de tout autre chose.
Appelfeld raconte l’histoire d’un enfant juif plongé dans les ténèbres, qui, grâce à une femme, Mariana, retrouve un élan vital. Ce que Freud appelait la pulsion de vie, Éros. Ce récit propose une lecture lumineuse, presque inattendue, au milieu de l’obscurité. Contrairement à Voyages ou La Douleur, où les personnages sont enfermés dans leur souffrance, ici l’enfant avance vers la vie. C’est ce qui m’a convaincu. J’ai grandi avec l’image d’un père marqué par l’attente, irrationnelle, que son petit frère, raflé au Vel d’Hiv à dix ans, puisse un jour revenir. Malgré les travaux de Serge Klarsfeld, malgré les faits, l’espoir persistait. C’est cette figure, cette mémoire-là que je portais. Et là, je pouvais raconter autre chose : un chemin vers la vie.

Je pouvais raconter autre chose : un chemin vers la vie.

Emmanuel Finkiel, réalisateur

Revenons à La Douleur. Dans ce film, Marguerite Duras était spectatrice, si l'on peut dire, des atrocités nazies. Mariana est davantage actrice des événements. 

Emmanuel Finkiel : Oui, c'est exact. Si je retrace mon parcours personnel depuis mon premier film jusqu'à celui-ci, il y a une progression notable. Mon premier film, Voyages, traitait du présent, des échos et des traces que l'on peut encore percevoir aujourd'hui. C'était, en quelque sorte, très "lanzmannien" ndr : Claude Lanzmann, réalisateur de Shoah), dans le sens où il s'agissait d'enregistrer les traces et les échos.​ Avec La Douleur, je me suis plongé dans l'époque, mais en restant du point de vue de quelqu'un qui n'est pas directement confronté aux atrocités, qui est en retrait, qui attend.​ Et effectivement, en commençant à écrire La Chambre de Mariana, je me suis dit que je devais m'en approcher davantage. Ce n'était pas sans poser des cas de conscience, bien sûr. Je pense notamment à la séquence du charnier. Il y a dix ans, je ne l'aurais probablement pas écrite. Mais là, je ressentais une nécessité, pour deux raisons que je vais vous expliquer.​ La première, c'est que dans le traitement même du récit, le garçon est protégé dans son placard et dans cette chambre. Je me disais, d'une manière un peu schématique, mais qui aide parfois à construire une histoire, que cette chambre et ce placard représentent le monde de l'imaginaire. Vous savez, la sexualité, c'est l'imaginaire. C'est même cela qui la fait fonctionner. Et derrière la fenêtre, derrière les petits trous des interstices, c'est le réel. C'est devant lui, mais il en est protégé. Et puis, quand il doit quitter ce lieu parce qu'il est menacé, s'extirper de cette cache, sortir derrière la fenêtre, je me suis dit qu'il entre dans le réel, et là, il faut qu'il le rencontre.​ N'oubliez pas que l'Ukraine a été le lieu de ce qu'on a appelé la Shoah par balles, c'est-à-dire la tentative de massacrer tout le monde en leur tirant dessus, avant que cela ne soit abandonné pour diverses raisons, aussi horribles qu'intéressantes, au profit de l'industrialisation du meurtre. Il ne s'agissait pas de gommer cela.​ La deuxième raison, c'est notre époque. J'en ai parlé avec des journalistes qui sont encore attachés à l'approche de Lanzmann ou de Spielberg, Shoah de Lanzmann contre la petite fille en manteau rouge dans La Liste de Schindler, etc. Moi, je participais clairement à cette approche lanzmannienne. Et là, je trouve des adolescents qui ont beaucoup vieilli, qui sont restés à cette époque-là, et je leur fais remarquer que l'époque a changé. On le voit bien, c'est dans les informations tous les jours.​ Je crois qu'aujourd'hui, il est nécessaire d'appeler un chat un chat, si je puis dire. Alors, je veux bien qu'on soit subtil, mais il y a aussi la manière de le faire. Je n'aurais jamais filmé l'exécution. J'ai filmé les traces de cette chose qui, entre parenthèses, est dans les informations sur toutes les chaînes, tous les jours.

Donc voilà, cela n'a pas été facile de m'y mettre. Je dois bien vous dire que quand je l'ai écrit, je l'ai fait en me disant que je ne le tournerais pas. Oui, parce que vous voyez les questions morales me taraudaient.​
Et puis, je vais vous dire une chose. En préparation, on a tourné en Hongrie, à Budapest et aux alentours. Avec mes assistants, on a organisé une sorte de casting pour essayer de trouver de vrais Juifs de Budapest, pour représenter tout l'univers du petit garçon, que ce soit dans les flashbacks, les souvenirs, l'anniversaire.​ On a réuni une centaine de personnes, et je leur ai exposé les scènes où j'aurais besoin d'eux : l'anniversaire, une rafle, etc. Et je leur ai parlé d'une scène vraiment difficile, où on allait représenter un charnier. On allait creuser un trou, les mettre dedans, leur demander de ne pas respirer le temps de la prise, et puis on allait leur verser des hectolitres d'eau, parce que la pluie fait partie de la scène.​ J'avais à peine fini mon exposé qu'un bras s'est levé au fond. C'était une très vieille dame de 86 ans. Elle est dans le film. Par deux fois, je fais un plan sur elle.​ Elle a levé le bras, elle a dit quelque chose qu'on m'a traduit : "Moi, je vais être dans le trou." Je lui ai dit : "Mais là, ce n'est pas raisonnable, ça va être très inconfortable." En plus, en Hongrie, il faisait 45 degrés. Je lui ai demandé pourquoi. Elle a dit : "Je veux laisser ça derrière moi."​ Eh bien, je vous jure, quand j'ai entendu l'interprète traduire ça, dans ma tête, je me suis dit : "Je vais la tourner." Mais je dois bien dire que quand je la tournais, je me disais : "Je ne vais pas la monter." C'est pour dire à quel point ma culture, mon éducation de la représentation de la Shoah me taraudaient. On ne fait pas ça comme ça, vous savez.​ Et je dois bien dire aussi qu'il y a eu une version de montage qui a existé dans les premiers mois. Mais c'est là où je me suis dit : non, il le faut. Pour toutes les raisons que j'ai évoquées, on ne peut pas l'enlever.  Et ne serait-ce que pour une raison qui n'est pas seulement morale, mais technique, de récit, il était nécessaire que le gamin se confronte au réel de cette horreur à un moment donné.

Il est incontournable d’évoquer Mélanie Thierry. Peut-on dire qu’elle est désormais votre muse ?​

Emmanuel Finkiel : Je ne parlerais pas de muse. Parfois, lors de plans-séquences, elle arrive sur le plateau, et dès la première prise, sans répétition, je ne fais plus de répétitions grâce au numérique, elle réalise des mouvements complexes : se déplaçant à gauche, à droite, retirant de l’eau, ouvrant un tiroir, allumant une cigarette. C’est fluide, presque comme une danse. Je suis près de l’opérateur, et on dirait que la musique commence à jouer, nous nous levons tous les deux, en osmose, comme Fred Astaire et Ginger Rogers. Parfois, j’interviens pendant la prise, modifiant la position de la caméra en direct. À la fin, on se dit que c’était un duo, voire un trio avec le chef opérateur. Je suis proche de son oreille, lui donnant des indications discrètes, coordonnant avec Mélanie et le jeune acteur. C’est une véritable chorégraphie à trois.​ Ce qui est remarquable, c’est le peu d’explications nécessaires à Mélanie. Elle comprend tout, y compris les non-dits. Dès que j’ai su qu’elle jouerait Mariana, j’ai ajusté le scénario en conséquence. Elle possède une intelligence de lecture exceptionnelle, saisissant les subtilités entre les lignes. Elle incarne le personnage dès son arrivée.​

Elle était déjà impressionnante dans La Douleur, rendant naturel le texte très littéraire de Marguerite Duras. Et ici, elle joue en ukrainien pendant deux heures. 

Emmanuel Finkiel : Elle respire, pleure, rit en ukrainien.​

Pour le spectateur, elle est Ukrainienne.​ Il n'y a aucun doute.

Emmanuel Finkiel : En Ukraine, j’ai rencontré de magnifiques musiciens : flûtistes, altistes, violoncellistes, clarinettistes. Mais j’avais besoin d’un instrument capable de tout jouer, de commencer une phrase de quinze mots là où d’autres en diraient deux, et de terminer cette phrase dans un état émotionnel intense. Mélanie est cette trapéziste de haute voltige. Sa performance ne se limite pas à la langue ; c’est le point de départ. Tout son apprentissage visait à déployer pleinement son art pour créer le personnage de Mariana. En montant le film, je ne doute pas qu’elle ait réellement existé quelque part en Bucovine.​

Tout  l'apprentissage de Mélanie Thierry visait à déployer pleinement son art pour créer le personnage de Mariana.

Emmanuel Frinkiel, réalisateur

La Chambre de Mariana est filmé à hauteur d'enfant. Peut-on parler du petit garçon qui joue Hugo?

Emmanuel Finkiel : Avec plaisir. Ce garçon a été miraculeux. Nous avons mené un casting très long, d’abord en Ukraine, puis, après l’invasion russe, dans les pays limitrophes accueillant des réfugiés. Nous avions des enfants excellents pour certaines facettes du rôle, mais aucun ne réunissait toutes les qualités nécessaires. Finalement, une jeune fille de 15 ans, passionnée de cinéma, a répondu à notre annonce pour son petit frère, Artem, sans qu’il le sache. Lors d’une première visio, il était impassible mais doté d’un grand pouvoir d’écoute. Au deuxième entretien, je lui ai fait passer des scènes, et quelque chose dans son regard m’a frappé : une profonde intériorité. C’est ce que je recherchais, car le personnage parle peu mais ressent intensément. Nous avons invité Artem Kyryk et sa mère à Paris pour des essais. Mélanie est venue, et nous avons travaillé toute la journée. En aparté, Mélanie et moi avons constaté une formidable résonance entre eux. C’était un coup de poker, mais il s’est révélé être un grand acteur. Pas un enfant qui est bien arrivé, un grand acteur. Il faudrait demander à Mélanie ce qu’il a d’acteur en lui. Avec des actrices comme elle, cela passe par le corps ; ce n’est pas de l’interprétation.

Le dernier plan sur Mariana est-il une réponse ou une continuité du dernier plan de La Douleur ?​

Emmanuel Finkiel : Je n’y avais pas pensé, pour être franc. Dans La Douleur, Marguerite Duras regarde son mari, qui devient une sorte de fantôme, car le point focal reste sur elle. En panoramiquant vers lui, plus éloigné, il devient flou, donc fantomatique. C’était intentionnel. Les reflets dans la mer, via le flou, deviennent autant d’âmes. On me demande souvent ce que signifient ces reflets. Je réponds : « Tu les as comptés ? Il y en a six millions. » Mais je n’avais pas pensé à ce que vous venez de dire. Ce n’est pas un pendant direct ou conscient.​

Les infos sur La Chambre de Mariana

La Chambre de Mariana d'Emmanuel Finkiel

Scénario : Emmanuel Finkiel d'après La Chambre de Mariana d'Aharon Appelfeld.
Avec Mélanie Thierry, Artem Kyryk, Julia Goldberg, Yona Rozenkier,
Minou Monfared

Sortie : le 23 avril 2025
Durée : 2h11

Tous publics avec avertissement

Synopsis : 1943, Ukraine, Hugo a 12 ans. Pour le sauver de la déportation, sa mère le confie à son amie d’enfance Mariana, une prostituée qui vit dans une maison close à la sortie de la ville. Caché dans le placard de la chambre de Mariana, toute son existence est suspendue aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine à travers la cloison…

Entretien réalisé par Grégory Marouzé à Lille le 15 avril 2025.
Retranscription de l'entretien par Camille Baton.

Photos : © Cinéfrance Studios - Curiosa Films - Metro Communications - United King Films - Proton Cinema - Tarantula - Arte France Cinema 2024
Affiche et film-annonce : Ad Vitam Distribution
Remerciements : Le Métropole

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