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« Le Mohican » : Le réalisateur Frédéric Farrucci signe un thriller engagé

« Le Mohican » : Le réalisateur Frédéric Farrucci signe un thriller engagé

Frédéric Farrucci Le Mohican Style : Cinéma Date de l’événement : 12/02/2025

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Cette semaine l'actu ciné de LillelaNuit est consacrée à un thriller politique et social, Le Mohican. Sous ses faux airs de western, le film de Frédéric Farrucci, tourné dans les décors cinégéniques de la Corse, place au cœur de son récit Joseph, un jeune berger dont la mafia veut récupérer, par tous les moyens, l'exploitation. Un film fort et engagé, brillamment interprété par Alexis Manenti, déjà vu dans Les Misérables, de Ladj Ly. Entretien avec le réalisateur Frédéric Farrucci.

Après La Nuit Venue, vous poursuivez dans la veine du cinéma de genre, mais cette fois davantage du côté du thriller politique. Le film s'inspire de l'histoire de Joseph Terrazzoni. Jusqu'à quel point êtes-vous resté fidèle au parcours de ce monsieur ? 

Frédéric Farrucci : En fait, l'histoire est née de ma rencontre avec cet homme. Mais elle ne s'inspire pas de son parcours.  Elle s'inspire de sa situation. Une situation de berger de littoral, dans l'extrême-sud de la Corse. Une région de plus en plus encerclée par des installations touristiques. Il était comme une anomalie dans le paysage. Il se nommait lui-même le dernier des mohicans, et disait qu'il n'avait pas très très envie de transmettre l'exploitation à ses fils, parce que cela aurait été comme un cadeau empoisonné. Et les mettrait peut-être même en danger, tant l'attention sur le littoral est grande. J'ai eu envie d'extrapoler ses craintes.

Il n'a pas subi de pression comme le personnage interprété par Alexis Manenti ?

Frédéric Farrucci : Non, il n'a pas subi de pression aussi appuyée. Il a eu des propositions, qu'il a toutes rejetées, mais il n'a pas eu de propositions, on va dire, aussi convaincantes. D'autres que lui les ont reçues en fait. Je me suis inspiré d'un faisceau d'événements et de phénomènes qui se sont déroulés en Corse au cours des dernières décennies. Tous les événements du film sont fictifs, mais ils s'inspirent d'un ou de plusieurs événements qui se sont réellement produits. Des agriculteurs ou des bergers qui ont été menacés, c'est arrivé. Cette tension énorme, elle existe. Et après, toutes les scènes, pointent vers des événements qui sont produits.

La manière dont vous abordez le sujet amène le cinéma de genre. On est à la fois dans un thriller politique. On a aussi, de par les décors et de par la façon dont vous filmez vos personnages, l'impression de regarder un vrai western, notamment l'idée du duel. Pourquoi avez-vous vous avez emmené cette histoire vers ce cinéma-là ? Vous auriez pu le traiter de manière totalement différente.

Frédéric Farrucci : J'aime beaucoup le cinéma de genre. Pour l'instant, je n'envisage le cinéma que sur le plan politique. Il n'y a que ça qui m'intéresse. Mais en tant que spectateur, je suis toujours gêné quand on m'assène des propos politiques, quand on m'assène des idées. J'aime beaucoup la façon dont le cinéma de genre, agit comme un cheval de Troyes, permet de traiter d'une époque, d'un lieu, d'aborder des questions politiques, tout en étant dans la fiction avec un grand F. Ça m'attire énormément de fonctionner comme ça. J'ai beaucoup de reconnaissance vis-à-vis des grands maîtres américains, qui traitaient à travers le cinéma noir, le western, de sujets éminemment politiques, mais en faisant des films très généreux via le genre. C'est quelque chose qui me plaît beaucoup. J'ai voulu aller vers le western, de par la nature du territoire, au moment où j'ai fait un documentaire sur ce berger, que j'ai débarqué dans cette presqu'île, que j'ai vu cette végétation, cette étable en bois. Il était là, sur son quad, en train d'amener ses chèvres en pâturage. J'avais vraiment l'impression d'être plongé dans un western. Et puis, il y a aussi un aspect thématique, qui se trouve être l'un des piliers du western : le conflit de territoire. Il y a un conflit de civilisation. On est vraiment dans cette situation-là, en ce moment, en Corse, depuis un petit moment quand même. Et il y a un autre aspect qui me plait énormément dans le western, c'est l'aspect légendaire. La légende est omniprésente dans le western, mais elle est omniprésente en Corse aussi, où il y a une sorte de mythologie qui érige, dans la légende, des figures du banditisme, de la lutte indépendantiste.

J'avais très envie de créer une sorte de contre-légende, à partir d'un héros du quotidien, à partir d'un personnage, a priori banal, mais qui, par son attitude, par sa réaction face aux événements, prend une stature légendaire.

 Frédéric Farrucci

Vous parlez des cinéastes américains, mais vous sentez-vous aussi une parenté avec certains cinéastes français qui ont fait du cinéma politique en filmant des polars, dans les années 70 ? Je On pense notamment à Yves Boisset.

Frédéric Farrucci : Boisset, oui. Moi, j'ai une référence plus melvillienne. Par exemple, L''Armée des Ombres", notamment L'Armée des Ombres, de Jean-Pierre Melville, est, pour moi, un film fou, parce qu'il filme des héros du quotidien. Il n'y a pas de "Jason Bourne" dans L'Armée des Ombres. Il n'y a que des gens d'un certain âge qui sont assez bedonnants, qui expérimentent la peur avec un grand P, qui sont soumis à des situations d'une radicalité folle, et j'aime beaucoup ça. C'est un cinéma qui me trouble et qui me travaille.

La musique de ce second long-métrage est composée par Ron. Il avait déjà travaillé avec vous sur La Nuit Venue. Que trouvez-vous chez lui, dans son travail, que vous ne voyez pas chez d'autres compositeurs, musiciens, avec lesquels vous pourriez peut-être un jour collaborer ?

Frédéric Farrucci : La première fois, il y avait quelque chose de naturel dans la mesure où dans La Nuit Venue, la musique est vraiment le troisième personnage. Il s'agissait de mettre en scène un ancien DJ et compositeur de musique électronique. Donc, il y avait quelque chose de complètement naturel d'aller chercher un compositeur de musique électronique. Moi, j'adore la musique de Ron. Je trouve que c'est un grand mélodiste. Donc, on s'est rapprochés de lui, avec les productrices, pour La Nuit Venue. Il n'avait encore jamais composé de musique de film à l'époque. Donc, on a été à la fois surpris et heureux qu'il accepte. La collaboration a été magnifique, à la fois sur un plan artistique et sur un plan humain. Dès que j'ai pensé faire un deuxième film, il a été naturel que j'aille vers lui parce que c'est quelqu'un avec qui je m'entends très, très bien. On partage aussi des idées politiques. Et c'est un grand mélodiste. Il  a eu leCésar de la Meilleure Musique pour La Nuit Venue.

Cela dit, vous auriez pu aussi partir vers une autre voie, parce que dans Le Mohican, on est dans des décors beaucoup plus naturels. On n'est évidemment pas du tout dans le même univers.

Frédéric Farrucci : D'ailleurs, au départ,  je lui ai dit : "Ce n'est pas un film de musique électronique. C'est un film de musique beaucoup plus organique, qui sera très minimaliste à beaucoup d'endroits, parce que je mets en scène un homme de peu", on s'est même approché à certains endroits de la musique sacrée. Mais c'était quelque chose qui l'amusait aussi, de sortir un peu de ce qu'il fait habituellement; pour aller chercher autre chose. La musique a été plus ardue à trouver que celle de La Nuit Venue. C'était complexe, en fait. Il y a eu un gros travail sur les nuances, beaucoup d'allers-retours entre lui et moi, au moment où j'étais en montage.

Parlons d'Alexis Manenti. Il est très bon. Pourquoi le choix de ce comédien ? Il joue un personnage complexe, taiseux,  intérieur, avec un côté cérébral, et en même temps, son rôle est très physique.

Frédéric Farrucci : Quand je cherchais des comédiens pour interpréter ce rôle-là, il a fait partie des personnes qui ont été sollicitées. Il a fait des essais d'une rare intensité. Il est arrivé, il avait déjà une sorte de lenteur paysanne, un mélange d'archaïsme, de modernité. Et du coup, j'ai eu un coup de foudre pour lui. C'était très en amont du film, parce que dans une autre vie, Le Mohican a été un court-métrage,  et c'est au moment du court-métrage qu'il a été casté. Donc, quand on en est passé au long, j'ai été fidèle. Et je ne l'ai vraiment pas regretté, parce que c'est un comédien qui a une vraie intuition, et qui a apporté, beaucoup de complexité, de fragilité, un mélange de force et de fragilité. Il a ça aussi en lui. Après, on a beaucoup discuté du fait que, dans la mesure où il s'exprime peu, ses attitudes, son corps, ses situations, allaient donner l'idée de qui il est, de ce qu'il expérimente. Donc, on a pas mal discuté de ça, aussi, des gestes. Il y a eu un travail qui a été fait, avec le berger, le vrai berger, chez qui il a passé un peu de temps pour apprendre les gestes de berger, pour se familiariser avec les chèvres, pour se familiariser avec le métier. Moi, j'étais très attaché à ça. J'avais très envie de filmer des gestes. C'était un moyen pour moi d'entrer dans le film et d'entrer dans ce personnage. Et après, on a cherché jusqu' à quel point il pouvait faire plier son corps. Comme s'il se recroquevillait, comme s'il se créait une carapace au fil du film, qu'il était de plus en plus ramassé sur lui-même. C'est un acteur brillant. J'ai eu beaucoup de chance de travailler avec lui. Il a plein d'intuitions sur le plateau. Au début, j'étais surpris. Puis, finalement, les séquences sont montées parce que c'était très, très juste, par rapport au moment, et par rapport à ce qu'est le personnage

Moi, j'exprime des idées, Alexis Manenti les traduit en gestes, en sensations.

 Frédéric Farrucci

Dans les derniers films français qui s'intéressent à la Corse, y compris le vôtre, il y a toujours la présence de la mafia. Comment les Corses ressentent ça, ont-ils du recul par rapport à ça ?

Frédéric Farrucci : Oui, ils ont du recul par rapport à ça. Alors, je ne sais pas si tous les films représentent la mafia, par exemple, dans les films de Thierry de Peretti, dans le dernier notamment, À son Image, il n'en est pas question. Dans le second, Une Vie Violente, les organisations criminelles, parce que la mafia, est une expression très propre à la Sicile, sont présentes. La population, bien sûr, a bien conscience de ça. On l'entend lors des débats. Il y a quelque chose de très cathartique, en fait. En tout cas, je peux parler du mien. Déjà, on éprouve le besoin d'en parler après, d'évoquer ces sujets-là. Cette situation de l'île, une île splendide qui est en voie d'uniformisation parce que la vague libérale est trop forte pour qu'on puisse y résister. Et qu'est-ce qu'il y a toujours au bout du libéralisme ? Il y a la mafia. Roberto Saviano (ndr : auteur du roman ayant inspiré le film et la série Gomorra, sous protection policière permanente) dit que "la mafia est toujours à l'avant-garde du capitalisme". Donc on la trouve là où il y a des profits, là où il y a des failles dans la loi ou dans la façon de faire appliquer la loi. Mais il y a forcément des organisations criminelles qui s'engouffrent. Et là, en l'occurrence, il y a une forme de constat d'impuissance de la part de la population par rapport à ce phénomène, parce que ce n'est pas à la population de lutter contre ça. C'est impossible. C'est un travail gouvernemental, un travail de police, un travail de justice.

Y-a-t-il une intention particulière dans le fait de laisser la fin ouverte ? Voulez-vous faire passer un message, ou laisser l'interprétation libre à chacun ?

Frédéric Farrucci : Faire une fin ouverte, pour moi, c'est laisser la place au spectateur pour écrire sa propre fin. Et aussi parce que, dans une certaine mesure, la légende a le pas sur l'homme.

J'ai la sensation que pour les gens qui habitent le film, le symbole d'une résistance possible est quasiment plus importante que le résistant lui-même.

 Frédéric Farrucci

Oui, il y a ce vrai désir de faire une fin ouverte pour que le spectateur invente sa narration. Le spectateur est toujours plus intelligent. Il y a une culture du spectateur. Vous pouvez dire que vous ne connaissez pas bien le cinéma, mais vous le connaissez quand même. Même malgré vous, car il y a un siècle de cinéma, que vous avez intégré, et qui vous donne une habitude de la narration. Je crois qu'il faut toujours faire appel à l'intelligence du spectateur. En tout cas, moi, en tant que spectateur, j'ai envie qu'on fasse appel à l'intelligence. Je n'ai pas envie qu'on me mâche le travail. J'aime les ellipses et j'aime les fins ouvertes. Et le hors-champ.

Les infos sur Le Mohican

Le Mohican de Frédéric Farrucci
Avec Alexis Manenti, Mara Taquin et Théo Frimigacci

Sortie : le 12 février 2025
Durée : 1h27

Synopsis : En plein cœur de l’été, Joseph, l’un des derniers bergers du littoral corse, voit son terrain convoité par le milieu pour un projet immobilier. Il refuse de céder. Cela signerait la fin d’un monde. Quand il tue accidentellement l’homme venu l’intimider, il est forcé de prendre la fuite et devient la proie d’une traque sans répit du sud au nord de l’île. Portée par sa nièce Vannina, la légende de Joseph, incarnant une résistance réputée impossible, grandit au fil des jours et se propage dans toute la Corse…

Entretien réalisé à Lille le 4 février 2025 par Grégory Marouzé et Enora Simon.
Retranscription de l'entretien par Enora Simon.

Visuels et film-annonce : Ad Vitam
Remerciements : Majestic Lille

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