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« Reine Mère » : Le film de Manele Labidi avec Camélia Jordana, Sofiane Zermani, Damien Bonnard

« Reine Mère » : Le film de Manele Labidi avec Camélia Jordana, Sofiane Zermani, Damien Bonnard

Manele Labidi Reine Mère Style : Cinéma Date de l’événement : 12/03/2025

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Cette semaine, LillelaNuit vous propose de découvrir Reine Mère de Manele Labidi, réalisatrice récemment installée à Bruxelles. Interprété par Camélia Jordana, Sofiane Zermani et Damien Bonnard, Reine Mère oscille entre comédie, drame, et fable. Reine Mère décrit les relations tumultueuses d'une mère de famille, quelque peu fantasque, avec sa fille. Large entretien avec Manele Labidi.

A-t-il été difficile de passer le cap du second long-métrage après Un Divan à Tunis

Manele Labidi : Oui et non. Un Divan à Tunis est sorti quelques semaines avant le Covid, ce qui a créé une sorte de flottement lorsque tout s’est arrêté. Cela m’a laissé le temps de digérer tout ce qui s’était passé. J’étais ravie de l’accueil du public et de la critique, mais je n’avais aucune envie de refaire la même chose, même si ça aurait été la voie la plus simple.

J’ai bien senti qu’on m’encourageait à poursuivre dans la même direction, à explorer encore la Tunisie, mais ce n’était pas mon envie. Bien sûr, je voulais m’appuyer sur ce que j’avais aimé dans Un Divan à Tunis, approfondir certains aspects, tout en me donnant la liberté d’expérimenter et de tester de nouvelles choses. Je savais dès le départ que mon deuxième film se déroulerait en France, car je suis française. Mon premier film, tourné à Tunis, a été une sorte d’échauffement, un passage nécessaire avant d’aborder un univers qui m’accompagne depuis toujours.

Je n’ai jamais eu l’intention de reproduire la même chose. Un succès, surtout pour un premier film, tient souvent d’un alignement des étoiles. Il n’y a pas de recette magique. Mon but est d’aller plus loin, de me mettre en danger, d’explorer de nouvelles pistes en mise en scène. Pour moi, faire du cinéma reste une forme d’expérimentation. Je n’ai pas de cahier des charges, ce qui allège la pression. J’aborde ce deuxième long-métrage comme si c’était à nouveau un premier film.

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On a souvent entendu, que faire un second film, n'était pas simple. Notamment en termes de production.

Manele Labidi : Je comprends cette idée, car il y a plusieurs raisons qui rendent ce passage délicat. Souvent, les réalisateurs changent de producteur entre leur premier et leur deuxième film, ce qui n’a pas été mon cas. Parfois, la collaboration sur un premier projet ne se passe pas bien, la relation se brise, et il faut alors retrouver un nouveau producteur. Et c’est une étape compliquée, car trouver un producteur, c’est un peu comme trouver son âme sœur : il faut une véritable compatibilité artistique et humaine, ce qui n’est pas évident.

Une autre difficulté vient du financement. En France, les premiers films bénéficient de dispositifs d’aide spécifiques qui disparaissent pour le deuxième. On se retrouve alors en concurrence avec des cinéastes plus installés, qui en sont à leur troisième, quatrième ou cinquième long-métrage. Cela complique forcément l’accès aux financements.

Il y a aussi la pression du deuxième film, surtout si le premier a bien marché. On peut se demander : Comment réussir à transformer l’essai ? Personnellement, la difficulté tenait aussi au fait que je changeais un tout petit peu de cadre. Si j’avais fait Un Divan à Tunis 2, les choses auraient sans doute été plus simples. Mais j’avais envie d’explorer un autre sujet, qui suscite des débats et peut parfois être source de polémiques, même si mon approche est tout sauf polémique. Mon objectif était avant tout d’ouvrir la discussion et de déconstruire certains clichés et tabous.

Je voulais créer un divertissement, une œuvre de fiction qui soit pleinement cinématographique, tout en offrant aux spectateurs matière à réflexion, sans imposer de message. Je ne cherche pas à convaincre qui que ce soit. Mon travail consiste à mettre en place des situations, à laisser chaque personnage défendre son point de vue, et c’est au public de se positionner.

Un autre défi a été l’aspect fantastique du film, notamment avec l’intervention du personnage de Charles Martel, qui pouvait sembler étrange pour certains. Il y avait aussi le choix de situer l’histoire dans les années 90 tout en conservant une certaine intemporalité. Il fallait ancrer l’époque sans trop la surligner, car il n’y a aucune nostalgie dans mon approche. Ce choix temporel me permettait d’avoir un repère personnel — j’avais l’âge du personnage principal à ce moment-là — tout en offrant un regard sur le présent à travers une période un peu loitaine

Ceux qui m'ont soutenue et qui ont tout de suite cru au projet ont retrouvé la patte d'Un divan à Tunis avec le maniement de l'humour, qui se mêle à la satire sociale.

Manele Labidi

C’est une approche qui me définit, c’est mon style. J’écris et je conçois mes films dans cette tonalité. Mais cela n’a pas rendu les choses plus simples pour autant. Le cinéma devient de plus en plus compliqué à financer et à produire. Heureusement, nous avons eu des partenaires, mais avec des budgets réduits, il a fallu faire des sacrifices : couper des scènes du scénario, renoncer à certains décors… Nous n’avions que 34 jours pour tourner ce film, avec une petite fille dans un rôle central, ce qui impliquait des contraintes strictes sur ses heures de présence sur le plateau. Tout était extrêmement serré.

Avec le recul, et maintenant que j’ai eu le temps de me reposer, je me rends compte qu’il y a quelque chose de stimulant dans la contrainte. Bien sûr, j’aimerais, à l’avenir, bénéficier de plus de confort, avoir plus de jours de tournage. Mais lorsqu’on décide d’en faire une alliée, la contrainte peut être intéressante. Elle oblige à aller à l’essentiel, à faire des choix, et elle insuffle une forme d’urgence sur le plateau qui crée une énergie particulière.

Par rapport à d’autres réalisateurs qui abordent leur deuxième film, j'ai pu le faire sans obstacles majeurs. Mon producteur est resté le même, il m’a suivie et soutenue, tout comme mes distributeurs, Arte et Canal. En revanche, l’avance sur recettes ne m’a jamais suivie, ni pour Un Divan à Tunis, ni pour Reine Mère. Visiblement, entre eux et moi, ça ne passe pas. Mais ce n’est pas très grave : d’autres partenaires sont entrés dans le projet et nous ont permis d’aller au bout.

J’ai aussi eu une totale liberté sur le casting. J’ai aimé mélanger des profils très différents : des chanteurs, des acteurs professionnels et non-professionnels, des acteurs de théâtre, des visages plus rares au cinéma… Chaque rôle, même petit, est, pour moi, extrêmement important. J’écris chacun d’eux avec soin, et même les figurants ont leur importance. Je veux les rencontrer, savoir qui fait partie de l’univers du film.

Ce tournage a été une super expérience, et aujourd’hui, j’ai envie d’explorer d’autres voies. Les projets que je développe prennent des directions radicalement différentes, et j’espère que le résultat pourra surprendre. Ce qui m’anime, c’est de retrouver cette excitation des débuts, car c’est ainsi qu’on apprend, qu’on évite la lassitude… et qu’on surprend aussi le public.

Vous dites que vous aviez à peu près le même âge que Mouna, la jeune fille, dans les années 90. Cela vous a-t-il aidé à envisager la vision de l'enfant sur ce qui l'entoure ? On pense, notamment, à la façon dont vous montrez le harcèlement qu'elle vit au quotidien...

Manele Labidi : Oui, complètement. Comme cette petite fille, j’étais assez introvertie. Il y avait une solitude liée à une forme d’incompréhension au sein de ma famille. Mon père travaillait tout le temps, ma mère était dans un délire. Il y avait de l’amour, bien sûr, mais nous menions presque des vies parallèles.

Dans mon film, la famille est à la fois unie et éclatée, chacun suit sa propre route sans forcément partager son histoire. Mouna, la petite fille, est entre deux pays, sans savoir où elle finira par s’ancrer. Cet entre-deux est difficile à exprimer à cet âge. Elle est aussi, quelque part, en charge de sa mère, parce qu'elle est presque plus à même de la protéger dans ce monde-là. Finalement, même si elle est adulte, elle maîtrise peut-être moins qu'elle. Il y a chez Mouna une maturité précoce, une responsabilité qui lui est imposée.

Moi aussi, j’ai eu l’impression de grandir trop vite, de perdre mon innocence face à un réel difficile. Dans ces situations, on ne reste pas tout à fait un enfant. J’ai voulu raconter l’enfance comme je l’avais ressentie à l'époque. J'ai des enfants aujourd'hui et quand je les vois, c'est marrant, on n'a pas eu la même enfance. Il y a cette innocence, cette espèce d'espièglerie que je n'avais pas forcément. Je me suis dit que c'était intéressant parce que l'enfance, ce n'est pas uniquement des enfants qui rient, qui font des grimaces. Certains enfants sont presque déjà vieux. C’est ainsi que j’ai imaginé Mouna.

Contrairement à elle, je n’avais pas de refuge dans l’imaginaire. Cette violence intérieure, je l’ai longtemps gardée en moi, avant qu’elle ne se débloque avec l’âge, l’expérience, et la confiance acquise. À l’époque, je ne savais pas comment l’exprimer, d’autant plus qu’on ne disposait pas vraiment des outils pour en parler, ni à l’école, ni en famille.

Aujourd’hui, en tant qu’adulte, je fais presque le chemin inverse : je retourne voir la gamine que j’étais. Grâce au cinéma, je lui tends des outils qui m’ont manqué, et j’explore l’idée que l’illusion peut aussi être une forme de consolation. Ce dialogue, entre elle et moi, traverse le film.

En l’écrivant, je me suis sentie très proche de la mère, même si elle n’est pas tout à fait la mienne. Lorsque Sofiane et Camélia ont lu le scénario, ils ont été surpris : ils avaient l’impression que je parlais de leurs propres mères. Il existe beaucoup de femmes comme Amel, qui sont rarement représentées à l’écran. J’ai évidemment puisé dans l’histoire de ma mère et dans celles des femmes de sa génération que j’ai connues. Et puis, en devenant moi-même mère, ma perception a changé.

Tout cela mériterait sûrement d’être analysé sur un divan… mais j’ai arrêté.

La forme du film est assez aventureuse. Vous filmez une séquence noir et blanc,  vous jouez sur les focales, avec la photographie, pour traiter de sujet ou de thématiques qui ne sont pas spécialement funky, même durs : le déracinement des parents, ce que vit la petite fille, le racisme. Ce sont des thèmes qui ont été beaucoup abordés, que ce soit dans le cinéma, parfois dans la musique avec le rap, dans la littérature. Vous fallait-il en passer par cette forme ?
 
Manele Labidi : Ah oui, pour moi, la forme est importante.

Pour pouvoir, justement, aborder, peut-être d'une manière un peu originale, ces thèmes qui ont déjà été abordés par d'autres ?

Manele Labidi : Comme vous le dites, ce sont des sujets communs. Mais ce qui me gênait, c’est qu’ils sont souvent abordés de la même manière. Un traitement frontal, un réalisme très marqué, avec des choix esthétiques récurrents : caméra à l’épaule, lumière naturelle, acteurs non professionnels… Il existe une espèce de « cahier des charges » du film social français. Et encore, tous ne parlent pas nécessairement de pauvreté. Quand je parle de « film social », je pense plutôt à un cinéma qui documente une réalité.

Il y a aussi beaucoup de films bourgeois...

Manele Labidi : Quand je parle de cinéma social, je ne fais pas seulement référence aux films qui racontent la vie des classes populaires ou prolétaires. Mais lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets comme l’immigration ou la précarité – qui sont souvent entremêlés –, il y a une tendance à les traiter de manière sombre. J’ai souvent l’impression que les personnages sont prisonniers du récit, du regard extérieur posé sur eux, sans véritable possibilité d’échapper à cette assignation, à ce déterminisme.

Mon intention, au contraire, était de redonner du pouvoir à ces personnages, même lorsqu’ils évoluent dans un système qui les aliène. Je voulais montrer leur force de vie, qui vient tordre cette contrainte à l'assignation. Tous les personnages du film sont traversés par cette dynamique, y compris ceux qui n’occupent que de petits rôles, comme Sabrina, la gérante de l’auto-école.

La forme du film était essentielle pour moi, car je voulais aborder le racisme et d’autres sujets qui me semblent cruciaux, les mettre sur la place publique, ouvrir le débat. Je n'ai pas réalisé à quel point le contexte allait s'aggraver de cette manière, j'étais déstabilisée pendant que je montais le film. Chaque jour, un nouvel événement venait souligner l’urgence de ces questions. Je ne pensais pas que les choses évolueraient aussi vite. Et pourtant, on voit bien qu’il existe des résistances à l’idée même d’en parler.

Parfois, il faut être malin, passer par la fenêtre pour dire : "Attendez, en fait, ce n'est pas grave !". Car en réalité, nous sommes tous concernés. Le film ne pointe pas un responsable, il n'y a pas un ennemi, il n'y a pas le méchant raciste qui vote RN. Ce serait une vision trop simpliste. Le problème ne se résume pas à un archétype. Il est systémique. Chacun, à son niveau – la famille, l’école, les institutions, les médias – participe, consciemment ou non, à façonner cette réalité.

Le film ne pointe pas un responsable, il n'y a pas un ennemi, il n'y a pas le méchant raciste qui vote RN. Tout ça, pour moi, c'est n'importe quoi. Je ne voulais pas citer quelqu'un en particulier, parce que ce n'est pas ça. Le problème ne vient pas d'un électeur, d'un archétype, on pourrait dire, facho, raciste. Ce serait trop simple, en fait, d'expliquer la situation par ça. Tout le monde est impliqué, cette famille, comme l'école, comme les institutions, comme les médias, tout le monde, quelque part, participe à ça et crée cette situation.

L'idée est de ne pas entrer dans un manichéisme avec les bons et les méchants, ne pas traiter ces personnages comme des victimes, qui seraient finalement acculées, qui n'auraient pas du tout de possibilité de bouger dans cette espèce de monde qui les rétrécit.

Manele Labidi

Cela passait forcément par une forme libre et hybride, car ce naturalisme froid me gêne. Moi qui viens d’un milieu populaire, qui ai connu ces situation, je suis souvent sidérée par les films censés les représenter. Je n’y retrouve pas mon humanité. C’est pour cela que j’ai voulu aller à rebours des clichés, y compris de ceux qui entourent la figure de la femme arabe.

Pendant longtemps, la mère maghrébine à l’écran, c’était la « mama » : celle qui prépare le couscous, qui courbe l'échine, qui est complètement acculée par toute sa famille, son mari, ses enfants. Certes, certaines femmes connaissent cette réalité, mais ce n’est qu’une histoire parmi des milliers d’autres. J’avais envie d’explorer un tout autre personnage : une anti-mère-courage, une femme sur le fil, parfois admirable, parfois insupportable, mais avant tout profondément humaine. Réhumaniser ces figures souvent sanctifiées par culpabilité ou par conformisme, c’était essentiel.

Il en va de même pour le personnage masculin, Amor. Lorsque j’ai fait lire le scénario, certains me disaient : « Je ne comprends pas, il est passif, il n’existe pas… » Ce qu’ils attendaient, en réalité, c’était un cliché : le moment où il lève la main sur sa femme, pour enfin exister dans leur imaginaire. Mais moi, je voulais proposer une autre masculinité, qui existe bel et bien, mais qui est rare à l’écran.

Ce personnage est d’ailleurs inspiré de mon père, un homme tunisien, musulman, ouvrier à la retraite, et incroyablement féministe – bien plus que ma mère, d’ailleurs. Un féminisme incarné, qui passait par l’éducation, par les actes. Il n’a jamais revendiqué un statut de victime, il s’est toujours battu pour avancer. Il ne s’agit pas de nier la domination ou la souffrance, elles existent. Mais il s’agit aussi de refuser l’écrasement, de construire autre chose.

Tout cela passait aussi par un mélange des genres : comédie, fantastique, social. Par un travail sur la mise en scène : des plans-séquences qui laissent les comédiens respirer, des moments où l’on pose la caméra, et d’autres où je la prends sur mon épaule pour capter une énergie plus brute. Je voulais casser les codes du cinéma social traditionnel, y injecter mon regard, un regard neuf, parce qu’on n’a pas souvent l’occasion de s’exprimer dans ce champ.

Alors plutôt que faire un peu comme tout le monde, reprendre un peu les codes du cinéma social, classique, je vais un peu rentrer là-dedans et être un peu mal élevée. Il y a un côté un peu malpoli, il faut qu'on soit mal poli. Donc, je n’ai pas peur d'une lumière un peu crade, quand il faut. Je n’ai pas peur des faux raccords. Je n’ai pas peur des anachronismes. Je n’ai pas peur de l'outrance.

Je n'ai pas envie d'aller dans une forme de délicatesse, parce que je n'ai pas le temps pour la délicatesse.

Manele Labidi

J’ai tellement d’images à créer, tellement de choses à dire, que la délicatesse viendra après. Ce foisonnement, je l’ai voulu pleinement assumé. Il passe par les différents régimes d'images, par les lumières, par ces ruptures dans l’étalonnage du film, que nous avons volontairement mêlées et ajustées. Il fallait aller vers cette espèce de comédie musicale organique, car après tout, c’est un rêve. Tout est permis, à priori, vous faites des rêves, tout le monde fait des rêves, et il y a des choses complètement dingues qu'on fait dans nos rêves. Donc pourquoi pas une scène en noir et blanc où la mère se prend pour Ginger Rogers ?

Dès que j’ai trouvé cette forme, avec cette entrée de Martel, j’ai su que j’allais raconter cette histoire du point de vue de la mère et de la fille, avec ce personnage imaginaire qui s’intercale entre elles. Une fois cette convention posée, j’avais les mains libres pour tout oser. Mais cette liberté s’appuie sur une justesse profonde : je sais d’où je parle.

Je n’ai aucune culpabilité, aucun besoin de prendre des pincettes. J’aborde ces sujets sans crainte, sans chercher à édulcorer, quitte à salir des personnages souvent montrés sous un jour trop lisse. Ils sont humains, imparfaits, et c’est tant mieux. C’est justement cette vérité qui m’intéresse.

J’ai voulu traduire ce sentiment de liberté dans la forme et l’esthétique du film. Et je dois dire que c’est jubilatoire.

Parlons du couple formé par Sofiane Zermani et Camélia Jordana. Comment vous avez senti eu l'intuition qu’ils allaient fonctionner en tant que couple de cinéma ?

Manele Labidi : Ça a été un peu un hasard, parce qu'au départ, j'ai rencontré Sofiane.

Qui est de mieux en mieux comme comédien.

Manele Labidi : Il est extraordinaire. Vraiment. Il est allé chercher un endroit inconnu pour lui, et ça a été incroyable. Il a dû déconstruire une masculinité qu’il avait déjà incarnée dans d’autres films pour aller complètement à rebours de ce qu’il connaissait. C’est précisément pour ça que je voulais travailler avec lui. Il dégage une virilité très premier degré, mais je sentais en lui une faille, une sensibilité qu’il fallait aller chercher. L’association des deux allait être fascinante.

Quand on s’est rencontrés, il avait lu le scénario et l’avait beaucoup aimé. On s’est tout de suite bien entendus. Je voyais en lui quelque chose qui me rappelait les jeunes Marlon Brando, ces acteurs italo-américains, ou même Vittorio Gassman. Il a cette malice dans le regard, une virilité méditerranéenne très présente, mais qui n’avait encore jamais été exploitée dans cette veine-là. Mon choix s’est donc naturellement porté sur Sofiane.

Une fois que je l’avais, il me fallait trouver sa partenaire, la bonne personne pour incarner sa femme. Peu importait les qualités des actrices rencontrées, ce qui comptait, c’était de voir le couple, d’observer l’alchimie entre eux.

Un jour, l’agent de Camélia a contacté ma directrice de casting. Camélia avait lu le scénario par hasard dans l’agence, via Sofiane, et avait eu un vrai coup de cœur. Elle avait l’impression que le film racontait l’histoire de sa mère. C’était viscéral. Honnêtement, je n’avais jamais pensé à elle. Ma directrice de casting non plus. On la voyait trop jeune. J’étais restée bloquée sur l’image de la jeune fille qui avait gagné la Nouvelle Star à 16 ans. J’avais surtout en tête Camélia chanteuse.

Mais une actrice qui lève la main pour passer un essai, je ne vais jamais lui dire non. On s’est rencontrées la veille des essais autour d’un café, et là, j’ai découvert une femme bien plus mature que je ne l’imaginais. Très posée. Et avec un physique intemporel. Elle a ce type de visage qui ne semble pas vieillir, qui traverse le temps.

Comment ça s'est passé le choix de Rim Monfort ? Le personnage de Mouna fois très mature et très innocent. Cela a-t-il rendu le le processus pour trouver l'actrice qui l'incarnerait plus compliqué ?

Manele Labidi : Dès le départ, c’était un défi. Le rôle était particulièrement chargé pour une petite fille qui, de fait, n’avait jamais joué. Ma directrice de casting m’avait prévenue : "Ça va être long. On ne va pas trouver quelqu'un demain."

Si j’avais su à quel point ce serait compliqué, j’aurais peut-être revu le rôle. Mais j’écris toujours comme s’il existait dix actrices potentielles prêtes à jouer. Tant mieux, après tout.

On s’est aussi beaucoup questionnées sur notre démarche. Il était hors de question de choisir une enfant qui ne serait pas heureuse d’être là. Dans les castings d’enfants, on en rencontre parfois qui sont poussés par leurs parents, et ça, c’était hors de question.

Étant moi-même maman, j’ai plusieurs fois refusé que mes filles participent à des tournages. Elles ne sont pas en âge de décider, donc je dis non. Et même si je disais oui, je poserais un certain nombre de conditions. On est dans un monde qui est encore dangereux, surtout pour les enfants et pour les personnes, on va dire, fragiles, comme les non-professionnels.

Nous avons donc pris le temps. Pas question d’avoir un coup de cœur pour une petite fille si l’on sentait que l’environnement familial était toxique.

Dorothée Auboiron, directrice de casting spécialisée dans les enfants, a alors lancé un appel : annonces dans les cours de théâtre, publications sur les réseaux… Petit à petit, elle a commencé à recevoir des images de différentes jeunes filles et me les envoyait au fur et à mesure.

Comme je dis, je cherchais une enfant qui était déjà vieille dans sa tête, une vieille âme.

Manele Labidi

Je regardais chaque rush en quelques secondes à peine. Je voyais, et non, c’était trop enfantin, trop mignon. Alors on a cherché, encore et encore. Une semaine passe. Lors d’un rendez-vous avec la directrice de casting générale, elle me demande où nous en sommes. Je lui dis : « On en est où ? » Elle me répond : « Je vous ai envoyé les derniers essais. »

On les regarde ensemble et là, Rim apparaît. En quelques secondes, je vois son regard. « Ah oui, d’accord. » Il y avait quelque chose d’évident. Ce qui m’a plu immédiatement, c’était son naturel, sa désinvolture, l’absence de pression. Mais surtout, j’ai perçu un écart entre ce qu’elle donnait en lecture, en essai, et qui elle était réellement. Dans une vidéo plus libre où elle racontait sa vie, elle était une autre. Ce n’était pas le personnage, et ça, ça me plaisait.

Je ne voulais pas qu’un enfant joue ce qu’il est, mais qu’il compose son rôle. Qu’il crée. Rim adore le théâtre, elle baigne dans ce milieu depuis toujours. Pourtant, sa mère avait toujours refusé qu’elle tourne. Mais en découvrant l’annonce lors d’un cours, après avoir aimé Un divan à Tunis, elle a accepté.

Quand j’ai rencontré Rim et ses parents, tout s’est confirmé. Elle était une fille extravertie, pleine d’énergie. Entre les prises, elle faisait des chorégraphies de K-pop, et à l’action, elle devenait Mouna, ce corps plus rentré, ce regard habité. C’était dingue. On a vraiment créé ce personnage ensemble. Ce n’était pas elle. Et c’était important.

Une vraie rencontre humaine aussi. Avec sa mère, le lien a été immédiat. Elle est d’origine marocaine, et mes filles sont aussi issues d'un mariage mixte. Il y avait une proximité naturelle avec cette famille. Ils m’ont fait confiance, et moi, je leur ai donné ma parole : sur mon plateau, leurs enfants seraient ma priorité.

J’ai pris une coach spécialisée, Joanne, qui accompagnait les enfants en permanence. Jamais seule, jamais livrée à elle-même. Un parent était toujours là, sa mère ou son père, et Joanne veillait à tout. J’ai aussi refusé qu’elle apprenne son texte par cœur. Je voulais qu’elle l’habite, pas qu’elle le récite.

Avant chaque scène, on faisait une lecture ensemble, on discutait des enjeux. Avec Joanne, elle faisait des italiennes une demi-heure avant de tourner. Et ensuite, on y allait. Résultat : une aisance et un naturel incroyables. Damien Bonnard, son partenaire, m’a confié que jouer avec elle avait été l’une de ses meilleures expériences. Elle l’obligeait à se réajuster, et c’était hyper stimulant.

J’ai aussi voulu créer un vrai lien entre les acteurs. On a organisé des rencontres, des goûters avec Amélia et Sofiane, des essais caméra à la Foire, on a fait les auto-tamponneuses… On a créé cette famille avant même de tourner.

Finalement, avoir des enfants sur un plateau, c’est une exigence… et une joie immense. C’est un souvenir incroyable. Et je sais que si je n’avais pas trouvé Rim, le film ne serait peut-être pas encore tourné. Je n’étais pas prête à le faire à n’importe quel prix. Cétait très important pour moi de trouver la bonne comédienne. Mais surtout, que derrière, il y ait une envie de sa part et un vrai choix.

Ce n'est tout de même pas évident ce que vous demandez à Damien Bonnard de faire dans le film. Ça aurait pu être un sacré cadeau empoisonné. 

Manele Labidi : Beaucoup m'ont dit que ça ne marcherait jamais.

Damien Bonnard joue Charles Martel. D'ailleurs, vous nous donnez une autre vision de Charles Martel.

Manele Labidi : Au départ, je pensais comme la petite : Charles Martel, c’était celui qui avait arrêté les Arabes. Mais tout dans l’Histoire est bien plus complexe. Alors dans l’imaginaire de cette enfant, Martel apparaît… sous les traits de Damien Bonnard. Sur le papier, ce n’était pas gagné. Faire surgir un gars d’une diapo, en armure, face à une gamine… C’est quoi ? Un dessin animé ? Un fantôme ? Non. C’est une projection. Son imaginaire qui prend vie. À la fois Martel et son propre reflet. Un Jiminy Cricket, si on veut. Un allié dans ses rébellions, un catalyseur de ses frustrations. Quelqu’un qui l’aide à se renforcer, à réparer son identité brouillée par l’Histoire.

Évidemment, convaincre n’a pas été simple. « Damien Bonnard ? Il ne voudra jamais. Ce n’est pas un premier rôle. » Mais j’avais son numéro. On s’était rencontrés des années plus tôt, on s’était dit qu’on bosserait ensemble un jour. Alors je l’ai appelé. « Écoute, ce n’est pas un premier rôle, mais on s’en fout. C’est un projet à part. » Il m’a rappelée : « C’est bon, je le fais. Ça va être génial. »

Et ça l’a été. Comme avec Rim, on a façonné le personnage ensemble. J’ai réécrit en pensant à Damien, il proposait, je réajustais. Sur le tournage, on a improvisé des milliards de choses. Tout n’est pas dans le film, malheureusement. Mais j’espère pouvoir un jour faire un making-of et dévoiler ces moments fous : des scènes de batterie, de guitare, un vrai chaos créatif.

On a travaillé chaque détail. Comment ce personnage se dérègle, comment il est contaminé par cette famille. Son look qui se déglingue peu à peu. C’était l’époque du grunge, Nevermind de Nirvana venait de sortir. La gamine se teint les cheveux ? Un clin d’œil à Kurt Cobain. Rien n’a été laissé au hasard.

Damien, lui, a consacré six mois de sa vie à s’entraîner aux claquettes. Trois fois par semaine. Pour quelques minutes à l’écran. Il m’a dit : « Rien que pour ça, je fais le film. ». Juste pour ces quelques minutes, c'est 6 mois de boulot à hauteur de 3 fois par semaine pour quelqu'un qui n'est pas fait pour la danse ni pour les claquettes à priori.

Et au final, j’avais raison d’y croire. Certains doutaient, mais mes acteurs, mes techniciens, mes producteurs ont embarqué avec moi. Bien sûr, il y a toujours des rabats-joie. Mais ce qui compte, c’est que ce film existe.

Je sais que ce n'est pas tous les jours qu'on sort un film comme ça. Je sais qu'il peut avoir tous les défauts du monde mais je sais qu'il est à part, il est singulier et c'est tout ce que je recherche au cinéma, c'est quelque chose qui sort de l'ordinaire et qui me déplace tout simplement. Je déteste la perfection c'est un mot que je déteste, et je ne tends pas vers ça, au contraire j'aime les failles, j'aime la fragilité et c'est ça qui nous a tous émus.

C'était un tournage extrêmement joyeux, comme je vous disais avec les enfants, avec ces acteurs incroyables, une vraie troupe s’est formée. Et aujourd’hui, je suis fière de le partager avec le public.

Les infos sur Reine Mère

Reine Mère de Manele Labidi

Avec Camélia Jordana, Sofiane Zermani, Damien Bonnard, Rim Monfort

Sortie : le 12 mars 2025
Durée : 1h33

Synopsis : Amel est un personnage haut en couleur. Elle a du tempérament, de l’ambition pour ses deux filles, une haute estime d’elle-même et forme avec Amor un couple passionné et explosif. Malgré les difficultés financières elle compte bien ne pas quitter les beaux quartiers. Mais la famille est bientôt menacée de perdre son appartement tandis que Mouna, l’aînée des deux filles, se met à avoir d’étranges visions de Charles Martel après avoir appris qu’il avait arrêté les Arabes à Poitiers en 732… Amel n’a plus le choix : elle va devoir se réinventer !

Entretien réalisé à Lille le 26 février 2025 par Grégory Marouzé et Enora Simon.
Retranscription de l'entretien par Enora Simon.

Visuels et film-annonce : Diaphana Distribution
Remerciements : Majestic UGC Lille

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