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« Tori et Lokita » : les cinéastes Luc et Jean-Pierre Dardenne

« Tori et Lokita » : les cinéastes Luc et Jean-Pierre Dardenne

Luc et Jean-Pierre Dardenne Tori et Lokita Style : Cinéma Date de l’événement : 05/10/2022

Cette semaine, l'Actu Ciné de LillelaNuit fait le choix de Tori et Lokita. Réalisé par Luc et Jean-Pierre Dardenne (qu'on ne présente plus : deux Palmes d'or tout de même¹), Tori et Lokita² raconte l'amitié entre une adolescente et un petit garçon migrants, dans un monde sans pitié. LillelaNuit a rencontré les frères Dardenne pour qu'ils nous parlent de leur film, de leurs jeunes comédiens, et de cette révolte contre l'injustice et la cruauté du monde, qui continue de les animer.

Il y a une relation très forte entre vos deux jeunes comédiens, Pablo Schils et Joely Mbundu. Si ça n’avait pas fonctionné, votre film se serait peut-être écroulé. Comment avez-vous fait pour les trouver ? Et comment les avez-vous faits travailler pour qu’on puisse croire à leur relation ? 

Jean-Pierre Dardenne : On les a rencontrés à un casting traditionnel. Le fils de Luc qui a une société de casting a reçu des photos. Nous avons donc choisi sur la base de photos. Ça vaut ce que ça vaut, mais il faut bien commencer. Et puis, on a reçu toutes les jeunes filles, tous les jeunes garçons que nous avons retenus. Lokita, j'ai dû la rencontrer le premier jour, ou le deuxième jour. Je sais plus mais en tout cas, elle était dans les toutes premières. On a senti qu’on rencontrait quelqu'un qui POURRAIT jouer Lokita. Sans être sûr, il fallait quand même qu'on se revoit deux, trois fois, pour avoir la certitude qu'on allait pouvoir travailler. C'est ce que nous avons fait et on n'a pas vraiment eu de concurrence, si je puis dire. Les concurrentes étaient un peu plus âgées qu'elle et Joely avait quelque chose en plus. En plus de son talent, elle souriait encore comme une enfant.

Tori, on l'a rencontré plus tard. On était un peu inquiet parce qu'on ne trouvait pas. Il fallait quand même quelqu'un, c’est important pour le film, qui soit petit de taille par rapport aux choses qu'il a à faire dans le film. Et puis on voulait quelqu'un d'explosif. Enfin, le personnage porte un peu tout le côté film d'aventures. Et on a rencontré Pablo. Et là, assez vite, on a vu tellement de jeunes garçons qui ne convenaient pas, qu’on a eu l'impression d'assister à un petit miracle. On s'est aperçu plus tard qu'il habitait non loin de l’un des décors principaux du film.

Donc, une fois qu'on les a choisis, on ne savait pas comment ça allait fonctionner ensemble. Et simplement, on a fait le pari que ça allait fonctionner. Nous avons commencé nos répétitions comme nous faisons pour chaque film. On répète 4, 5 ou 6 semaines avant le tournage. Et avec eux, nous avons commencé nos répétitions et c'est là qu’ils se sont rencontrés pour la première fois peut-être. Il s'était rencontré aussi pour apprendre la chanson qu’ils interprètent dans le film mais vraiment pour travailler, on a commencé avec la scène où ils sont tous les deux dans leur chambre et se poursuivent. Comme c'est quelque chose de très physique, on a répété pendant deux, trois jours parce qu'il faut trouver le rythme de l'un, de l'autre, et comment ça fonctionne ensemble. Il y a le dialogue, on passe d'une pièce à l'autre. Il faut aussi tenir compte de la présence de la caméra. Donc, parfois, il faut un peu tricher dans les temps qu'on met pour passer en dessous du lit, accélérer ou ralentir un petit peu. Dans cette scène-là, il nous a semblé que la complicité entre eux commençait à naître et qu'on allait pouvoir continuer. Aucun des deux n’avaient déjà tourné.

Jean-Pierre et Luc Dardenne. Photo : Christine Plenus

Le film traite de sujets forts et extrêmement graves : la façon dont on traite de jeunes migrants, qui sont une adolescente et un enfant. Depuis les tous débuts de votre cinéma, vous conservez de la révolte. Vous n'êtes pas lassés. Vous êtes toujours contre. Vous êtes toujours en colère. Vous auriez pu vous ramollir. Ce n’est pas le cas. 

Jean-Pierre Dardenne : C'est difficile de parler de soi.  C’est vrai que dans beaucoup de nos films, nous avons mis les gens qui sont dans les marges, au centre. Et ces enfants, effectivement, sont seuls parmi les adultes, mais s'ils sont ici, c'est aussi parce que Tori est orphelin. Chez lui,  il a été rejeté parce qu'il est considéré comme un enfant sorcier. Lokita, si elle est ici, c'est pour ramener de l'argent à sa famille. Et comme disent certains jeunes dont nous avons lu des interviews, beaucoup ont du mal à se reconstruire après ce qu'ils ont vécu pendant leur traversée. Certains ne comprennent pas pourquoi on  les renvoie chez eux. Ces enfants sont vraiment seuls. La fille a une pression énorme. Elle est en mission. C'est vrai qu'on a toujours choisi les gens les plus fragiles dans nos sociétés d'aujourd'hui, sans défense, qui sont aussi la proie de ce qu’il y a de pire. Il y a toutes formes de violences : le passeur, la violence administrative, les gens pour lesquels ils bossent et qui les exploitent.

Même si c'est compliqué de parler de vous, qu'est-ce qui fait que vous avez toujours cette force, cet élan, cette énergie ?

Luc Dardenne : J'en sais rien. C'est comme ça, c'est comme ça, mon général ! (rires)  L'injustice est une chose inadmissible pour tout le monde, je crois. Il suffit de regarder les choses. Je ne crois pas qu'il y ait une chose particulière qui nous amène à cela. On est comme ça. Je ne crois pas qu'il y ait une explication.

Vous parliez du côté aventure avec le petit garçon. Si on considère votre film comme un film de genre, voire comme un film noir, comment vous le prenez ? 

Jean-Pierre Dardenne : Moi, je ne prends rien du tout. Je vais vous le dire très honnêtement… je peux comprendre qu'on puisse dire ça, mais on ne se dit jamais ça. On ne joue pas avec les codes du film noir. On n'est pas là-dedans. Je comprends ce que vous dites et je pense qu’effectivement le film à ce côté de thriller, entre autres parce que l’action se déroule dans un milieu où il n’y a pas de loi. Où seule la loi du plus fort existe. Donc il n’y a pas pas de régulateur si je puis dire. Ce sont des rapports de force et pour la première fois, on sort un revolver. Ce que nous n’avions  jamais fait.

On peut dire que le film est une longue course[...] pour avoir des papiers. Pour échapper à son destin.

Jean-Pierre Dardenne

Il y a du suspense !

Jean-Pierre Dardenne : Voilà, il y a du suspense ! Il y a des gens qui se cachent, qui sont poursuivis, qui essaient d'échapper à leurs poursuivants, qui sont rattrapés. On peut dire que le film est une longue course, finalement, hein, pour avoir des papiers. Pour échapper à son destin. Et, en même temps pour échapper au passeur, à tous ceux qui leur demandent de l'argent, qui tournent autour de ce trafic de drogue.

Avez-vous l'impression que votre cinéma devient de plus en plus sombre ? Si oui, est-ce lié au fait que vous ayez l'impression que la société l’est également de plus en plus ? 

Jean-Pierre Dardenne : Ça je ne sais pas en fait.

Il n’y a quand même pas beaucoup d'espoir dans le film, il y a peut-être davantage de luminosité dans certains de vos précédents longs-métrages. 

Jean-Pierre Dardenne : Oui, c'est vrai ce que vous dites, mais en même temps si vous voulez, nous ce qui nous mobilise pour ce film, tout en sachant que ce qu'on raconte est, comme peuvent dire certains, dur (non ce n’est pas dur, c’est fort !)... Ce qui nous mobilise c'est comment Tori et Lokita arrivent à se battre ensemble contre ça. C'est ça, nous qui nous intéresse. C'est l'histoire d'amitié qui nous a mis en route pour faire le film, parce que si c'est seulement pour raconter que c'est dur, que les méchants sont des vrais crapules, quel intérêt ? Ce qui nous intéresse, c'est comment nos deux personnages se battent. Parce que c'est une bagarre ! Grâce à leur amitié, ils arrivent à se battre contre ça. Elle, pour essayer d'avoir ses papiers et lui, de l’aider à les obtenir. Leur amitié va jusqu'à ce qu'un moment donné, il y en a un des deux qui se sacrifie pour l'autre. C'est ça qu'on raconte. Raconter que leurs rapport sont complètement désintéressés. Alors que les autres, pratiquement tous les autres, ont des rapports intéressés.

Ils sont jeunes, ils veulent s'en sortir. Ils ont cette pulsion de vie. En revanche, on a presque l'impression que les personnages autour d'eux sont morts.

Luc Dardenne : Oui, bien sûr. Ils sont mortifères. Oui, c'est ça. Profiter d'un autre, c'est ça qu’ils savent faire.

Si vous voulez, oui, [les personnages autour d'eux] sont un peu des ogres. Il y a un côté conte. On peut voir le film comme ça. C’est un conte cruel.

Luc Dardenne

Ce sont des vampires, en fait. 

Luc Dardenne : Si vous voulez, oui, ce sont un peu des ogres. Il y a un côté conte. On peut voir le film comme ça. C’est un conte cruel. Même Margaux qui va livrer la nourriture à Lokita, quand cette dernière est enfermée pour surveiller la plantation de cannabis... même Margaux la laisse là, elle ne fait rien annuler. Lokita ne demande même pas à sortir parce qu'elle sait très bien qu'elle va rester enfermée. Parce qu'on ne peut pas sortir de cet endroit et dénoncer les trafiquants. Ils ne le permettront jamais, évidemment. Pour qu’elle ait ses papiers c'est 10000€ plus ou moins. Donc,  elle sait bien qu’elle va rester. Lokita demande simplement à parler à Tori. Et même ça, ils ne veulent pas. Évidemment, puisque la police après 30 secondes, normalement, parvient à entrer dans la conversation. Donc, oui, c’est, en quelque sorte, un conte cruel.

1 - Rosetta, en 1999. L'Enfant, en 2005.
2 - Prix du 75ème anniversaire du Festival de Cannes 2022

Les infos sur Tori et Lokita

Synopsis : Aujourd’hui en Belgique, un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil.

Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Avec Pablo Schils, Joely Mbundu, Alban Ukaj, Tijmen Govaerts, Charlotte De Bruyne, Nadège Ouedraogo, Marc Zinga

Genre : Drame
Durée : 1H28
Sortie le 05 octobre 2022

Photos : Christine Plenus - Affiche et film-annonce : Diaphana distribution
Entretien réalisé le 27 septembre à Lille par Grégory Marouzé - Remerciements Le Métropole Lille

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