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Joachim Lafosse et Emmanuelle Devos : « Un Silence »

Joachim Lafosse et Emmanuelle Devos : « Un Silence »

Joachim Lafosse / Emmanuelle Devos Un Silence Style : Cinéma Date de l’événement : 10/01/2024

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LillelaNuit a rencontré le cinéaste belge Joachim Lafosse et la comédienne Emmanuelle Devos pour Un Silence. Lafosse met les pieds la où ça fait mal en s'inspirant d'histoires vraies. C'était notamment le cas dans Nue Propriété, Élève Libre, À perdre la raison, Les Chevaliers blancs, Les Intranquilles. Cette fois, dans Un Silence (également inspiré d'un fait réel), il filme les ravages d'un terrible secret au sein d'une famille bourgeoise, et ses répercussions diverses. Porté par Daniel Auteuil (dans un rôle refusé par plusieurs acteurs) et Emmanuelle Devos, Un Silence va questionner. Et peut-être libérer la parole. Entretien avec les passionnants Joachim Lafosse et Emmanuelle Devos.

Le film s’appelle Un Silence, il y en a énormément dans le film. Comment avez-vous réussi à incarner ce silence par votre mise en scène, les lieux, les décors et, aussi, par votre travail avec les comédiennes et comédiens ?

Joachim Lafosse : J’ai eu cette chance de pouvoir répéter dans le décor avec les acteurs pendant plusieurs jours tout le film avant de le tourner. Et en fait, peut-être au premier ou deuxième jour, je ne sais plus exactement, je me  suis posé la même question que vous. C’est Emmanuelle qui m’a dit “il y a quelque chose avec ce personnage d’Astrid, c’est qu’elle me renvoie tout le temps à la honte”. Puis il y a quand même une chose que je sais au bout de quelques films : les acteurs ont leur part d’écriture. Il y a le papier, c’est une chose, mais après, et je souhaite à tout le monde de vivre ça dans sa vie, c’est quelque chose de voir un être incarné ce que vous avez écrit. Et moi je ne les écris pas les respirations, la voix qui se perd, les sanglots qui se retiennent, je n’écris pas ça. Et d'ailleurs dans mes scénarios, je ne veux pas écrire ça, ce n’est pas mon affaire. C’est le travail des acteurs. Et, par exemple, je sais aujourd’hui, que je ne dois pas travailler avec des acteurs qui attendent uniquement d’un cinéaste que ce soit quelqu’un qui leur dicte ce qu’ils ou elles doivent faire. Et donc je prends un énorme plaisir aujourd’hui à chercher et à trouver les acteurs qui sont prêts à écrire avec moi et à trouver ces nuances, et c’est pour ça qu’on se donne le droit, et qu’on est soutenus par les producteurs de faire ces jours de répétitions. Et sur des films aussi complexes, je ne comprends pas comment aujourd’hui tous les producteurs n’obligent pas ça. En plus, ça ferait gagner de l’argent car comme ça on tourne plus vite, mais ça fait surtout tourner plus juste, on fait moins d’erreur parce que la moindre bêtise racontée dans un film comme celui-là, l’absence de justesse sur la psychologie d’un personnage comme celui d’Astrid, c’est le crash total.

Emmanuelle Devos est remarquable dans le rôle d'Astrid.

Emmanuelle Devos, vous réussissez à donner chair et à incarner ce personnage  emmuré dans ce silence, ce déni, cette honte. Et on a l’impression que c’est très ténu et qu’en fait il y a beaucoup de choses hors champ. Comment on réussit avec peu de choses à donner chair à un personnage de papier, pour qu’il s’incarne réellement dans un film. Et ce personnage-là plus particulièrement. 

Emmanuelle Devos : Il y a une part mystérieuse de toute façon. Et puis il y a tout d’un coup à la lecture, je fonctionne comme ça, je me vois le faire en le lisant, donc si je me vois le faire c’est que je vais pouvoir le faire. Et puis comme dit Joachim, on a beaucoup parlé, plus les deux semaines de répétitions…

J. L. : Juste une petite chose sur ce que tu viens de dire et je te laisse après.  Emmanuelle m’a d’abord dit “non je ne le sens pas, je ne la vois pas”. Donc ça veut vraiment dire que t’as besoin de le voir.

E.D : Oui oui j’ai besoin de la voir bien sûr.

J.L : Mais pour moi ce n’est pas un problème ce qu’il s’est passé-là. C’est comme ça que ça devrait aller tout le temps.

E.D : À la première lecture du scénario, je n’ai rien vu. Voilà. Vous savez c’est comme un médium. Je pense que les acteurs ont une médiumnité en eux et je n’ai rien vu. Je n’ai pas vu le film.

J.L : Je peux vous dire que le film n'était pas encore là. Ça veut dire que c’est une scénariste aussi, qu’elle a cet instinct d'intelligence du scénario.

E.D : Alors que je trouvais le thème incroyable et hyper intéressant mais surtout j’étais contente qu’il m’appelle, parce que c’est quand même un grand cinéaste. Mais ça n’y était pas. Et quatre mois plus tard, j’ai reçu le scénario et là c’était bon. Là, adhésion totale ! Ensuite, ce sont des discussions, et ensuite ces deux semaines de répétitions étaient vraiment bienvenues, ont permis d’entrer doucement dans cette maison, dans l’histoire. Après je ne sais pas parce que c’est très organique. À partir du moment où on passe dans ce rôle-là, dans cette femme-là, je ne peux même plus juger de comment je fais. Je ne suis pas elle parce que je n’ai pas changé, mais je suis au présent de ce que vit cette femme donc je ne juge jamais.

À partir du moment où je passe dans ce rôle-là (...), je suis au présent de ce que vit cette femme, donc je ne juge jamais.

Emmanuelle Devos

J.L : J’ai quand même un exemple qui dit à quel point je pense qu’Emmanuelle travaille, mais quand je dis travailler, ça ne veut pas dire se mettre au bureau, c’est-à-dire qu’elle se laisse imprégner par le film et parce que provoque le film chez elle. Elle n’a pas peur de laisser résonner cette histoire. Les acteurs sont des grands acteurs parce qu'ils osent aller se confronter à des sujets complexes mais ça veut dire qu’ils ont une élaboration psychique suffisante pour pouvoir faire résonner des choses aussi graves. Deux mois avant le film, Emmanuelle m’appelle et me dit “écoute, il y a une scène où il faut que je me réveille et que je pleure malgré moi, que ça surgisse parce que je ne dis rien”. Et moi je dis “oui oui, tout à fait”. Et en fait, bon je sais que j’ai un peu confiance en moi aussi, puis je vois quand on travaille de la même manière, qu’on répète et qu’on est en marche, et je vois que pendant les répétitions on en parle plus de ce truc qui surgit. Et on arrive sur le plateau et on fait une scène où Emmanuelle doit être au bord de la piscine, Emmanuelle s’installe, c’était juste un petit passage comme ça de dix secondes dans le film, et tout d’un coup Emmanuelle me fait “attend un peu, y’a un truc qui vient’, et hop…

E.D : Non mais c’est toi qui m’as dit. Tu es venu me voir et tu m’as dit “tu sais le truc dont tu m’avais parlé, ça serait bien de le faire-là”.

J.L : Ah oui je mélange tout. Mais c’est quand même toi qui l’avais dit.

E.D : Mais oui c’était bien de le faire à ce moment-là et pas au lit le matin comme je l’avais imaginé.

J.L : Mais sur des sujets et des films comme ça, le travail c’est tout le temps. Ça n’empêche pas d’aller faire ses courses ou d’aller jouer au scrabble, mais même au scrabble on y pense. Je crois qu’il y a quelque chose comme ça.

E.D : Oui, des films aussi intenses ne nous quittent pas, c’est sûr.

Vous avez dit de Jeanne Cherhal, qui joue la flic dans le film, et dont c'est le premier long-métrage comme actrice, qu’elle a beaucoup travaillé, qu’elle s’est beaucoup préparée. Cela a-t-il un rapport avec le fait qu’elle soit musicienne ? 

J.L : Oui c’est vrai, moi je me disais qu’elle a le sens du rythme.

Sur l’exigence aussi…

J.L : Ah oui !

E.D : Elle avait un texte très technique.

Jeanne Cherhal dans Un Silence.

Il y a des collaborations au scénario. Pourquoi avez-vous fait appel à ces gens ? Aviez-vous déjà collaboré auparavant sur l’écriture ?

J.L : J’ai toujours écrit avec plein de scénaristes. J’ai écrit avec une scénariste lilloise, Chloé Duponchelle, pour la toute dernière partie du film. C’est une manière de multiplier les points de vue et de ne pas se planter parce que simplement quand vous avez plusieurs retours sur un scénario, il vaut mieux avoir les oreilles grandes ouvertes sur un sujet comme celui-là. Il y a un scénariste avec qui j’ai travaillé qui était là surtout pour la version du personnage de François. Chloé c’est avec elle que j’ai écrit la version du personnage d’Astrid qui a été la dernière version, et Thomas Van Zuylen c’est le premières version finale que j’ai faite avec lui il y a 6 ou 7 ans. Et puis il y a des lecteurs qui sont quand même nommés dans le scénario. Ce sont des gens que j’aime bien et qui me font des retours sur mon travail.

Je pense que l’étape suivante maintenant est que les hommes parlent aussi et que les hommes soient solidaires entre eux.

Joachim Lafosse

Ce scénario qui a 7 ans, aviez-vous déjà essayé de la faire produire à l’époque ? 

J.L : Oui,oui. C’est pour ça qu’il a mis tant de temps. Mais oui il y a eu une productrice française, deux producteurs qui à un moment voulaient produire ce film, puis qui m’ont dit “non c’est trop dur”. C’était en 2017.

Pensez-vous qu’aujourd’hui, alors que la parole commence à se libérer, parce que les gens parlent, qu’il y a eu le livre de Vanessa Springora, Le Consentement, cela a permis, aujourd’hui, de faire éclore le film ? 

J.L : Ça je le vois très bien. C’est super apaisant, et émouvant de voir ce que j’entends à propos du film, ce que les gens perçoivent du film. Qu’on ne me dise plus, comme à l’époque de mon film Élève Libre, que c’est un film sur un ado qui découvre la vie et que ce n’est pas très grave ce qu’il lui arrive, j’entendais ça à toutes les productions…

E.D : Tu ne l’entendrais plus maintenant.

J.L : Je n’entendrais plus la même chose aujourd’hui et tant mieux, et aussi quand on a commencé a déposé le scénario d’Un Silence, j’ai senti qu’il y avait un souhait de le produire. Il y a une chose qui m’a éclairée sur beaucoup de choses c’est l'écriture de Christine Angot. Sans Christine Angot je n’aurais pas écrit ce film. Et après sont venues d’autres : Camille Kouchner, Vanessa Springora, et tant d’autres … mais ce qui m’étonne c’est que finalement de l’emprise, de l’inceste sur des hommes, il y en a très peu qui parlent. Étonnement, je trouve que quand les femmes parlent, il y a une sororité féminine magnifique qui encourage à parler mais que quand les hommes parlent ils sont assez isolés.

E.D : La preuve : Camille Kouchner a écrit pour son frère.

J.L : Par exemple, il y a 2 ans, Cyril Dion a dit, dans une des plus grandes émissions de la télévision, qu’il avait été abusé, qu’il avait vécu l’inceste. Et il n’y a personne qui en parle. C’était à 19h30 devant 2 millions de personnes. Je peux vous dire des noms d’auteurs et d'écrivains qui ont raconté en 2007 ou 2008 la même chose,  ce que Springora raconte, comme un journaliste de Canal + qui est maintenant décédé. Eh bien personne n’a parlé. Je pense que l’étape suivante maintenant est que les hommes parlent aussi et que les hommes soient solidaires entre eux. C’est-à-dire que le masculin évolue et se dévirilise. Il est temps que le masculin soutienne aussi les hommes qui parlent, ça serait pas mal pour chacun d’entre nous.

Daniel Auteuil dans le rôle de l'avocat François Schaar, que plusieurs acteurs ont refusé d'interpréter. Vous comprendrez pourquoi en allant voir Un Silence.

Franz-Olivier Giesbert a aussi parlé de son viol, enfant, dans son récit L’Américain. À l’époque, c’était quand même assez rare…

E.D : Francis Huster aussi en parle…

J.L : Oui mais personne comme nous ne se met à parler. Personne ne poursuit. C’est pour ça que je vous dis qu’il n’y a pas de sororité masculine. Du côté du masculin, ça isole. Ça reste ponctuel alors que du côté du féminin non, bien au contraire.

Les Infos sur Un Silence

Synopsis : Silencieuse depuis 25 ans, Astrid la femme d’un célèbre avocat voit son équilibre familial s’effondrer lorsque ses enfants se mettent en quête de justice.

Un Silence de Joachim Lafosse
Avec Daniel Auteuil, Emmanuelle Devos, Matthieu Galoux, Jeanne Cherhal, Louise Chevillotte

Durée : 1h39
Sortie le 10 janvier 2024

Entretien réalisé à Lille par Grégory Marouzé le 13 décembre 2023 - Retranscription de l'entretien par Camille Baton
Visuels : Les Films du Losange
Remerciements UGC Ciné Cité Lille

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