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La 21ème édition des Latitudes Contemporaines

Du 6 au 28 juin, plusieurs lieux de la métropole lilloise ont accueilli la vingt-et-unième édition des Latitudes Contemporaines. Le festival met en lumière des artistes de tous les continents et offre une pluralité de propositions ultra-contemporaines dans le domaine de la danse, du théâtre, de la musique et de la performance. La programmation est en écho avec l’actualité et notamment sur ce qui se déroule en Ukraine, en Afghanistan et en Iran. Ce rendez-vous culturel pointu ne cesse de s’engager et nous offre la chance de découvrir des artistes émergents internationaux.

LA PIÈCE ATTENDUE DU FESTIVAl

Créé en 2017, Crowd de Gisèle Vienne, présenté à l’Opéra de Lille a fait l’ouverture du festival. Spectacle pour quinze jeunes danseurs, la chorégraphe franco-autrichienne met en scène une rave-party où la musique techno règne en maître. Entre frénésie et scène de liesse, chaque mouvement est pourtant d’une lenteur extrême. Par des jeux d’opposition, l’œil est attiré autant par le collectif que par les individualités au sein du groupe. Qu’est-ce qui se joue entre chaque personne de la communauté ? La vision est plurielle, Gisèle Vienne s’amuse avec différentes échelles de plan. Tantôt microscopique tantôt macroscopique, l’image exprime ainsi des émotions diverses. Le mouvement est si lent que l’œil s’ajuste, fait une mise au point sur des plan d’ensemble ou au contraire des plans serrés. Le regard se concentre sur un sujet, puis se détourne et il revient sur celui-ci, mais que s’est il passé entre les deux ? Combien de temps s’est-il écoulé ?
Les corps, dilatés, deviennent plus denses et les mouvements en expansion demandent aux danseurs beaucoup de concentration, un bouillonnement intérieur, une effervescence qu’il faut maitriser et auxquels il faut donner une forme. Le contraste entre une musique rythmiquement rapide et des gestes lents devient autant une lutte à interpréter pour les danseurs qu’à regarder pour les spectateurs. La distorsion du temps et la vision plurielle du spectateur élargit et amplifie la présence des artistes. La pièce oblige à reconsidérer les données fondamentales de notre existence : l’espace et le temps.

QUAND LES ARTISTES CÉLÈBRENT CE QUI LES MARQUE

Pol Pi, musicien, chorégraphe et danseur d’origine brésilienne, établi en France depuis 2013 présente cette année Schönheit ist Nebensache, ou la beauté s’avère accessoire. Le titre de la pièce provient de l’une des instructions au début du 4e mouvement de la Sonate pour alto solo op. 25 no.1 du compositeur allemand Paul Hindemith (1895-1963). Dans cette performance Po Pi reprend cinq courts soli du compositeur et cinq autres de la chorégraphe expressionniste allemande Dore Hoyer (1911-1967) du cycle de danses Afectos Humanos. En disposant le public en bi-frontal dans la salle des fêtes de Fives, le danseur souligne le parcours de ces deux artistes dans un contexte historique particulier, l’expansion du nazisme. Il nous explique de manière un peu fade l’impact qu’ont eu ces œuvres sur lui. Il est en revanche un incroyable musicien et un merveilleux danseur, habité par les variations qu’il interprète bien que la performance pouvait avoir des allures de démonstrations de virtuosité.

Dans LIVE à la Maison Folie Wazemmes, performance loufoque et décalée, Stéphanie Aflalo s’invente en monstre sacré de la chanson. Le code est reconnaissable, nous sommes dans un énorme concert et l’idole qu’on attend, se fait désirer. Stéphanie Aflalo déconstruit les rapports entre les stars et leurs fans et tend à ridiculiser les comportements attendus : « Est-ce que vous êtes chauds ce soir ? ». Cependant, le ridicule frise souvent avec le génie. Un spectacle drôle, poétique, sans prise de tête qui fait du bien et que vous pourrez retrouver la saison prochaine au Théâtre du Nord du 19 au 21 décembre 2023.

La danseuse Soa Ratsifandrihana détourne certaines danses qui ont marqué sa vie dans son solo GR OO VE, notamment l’Afindrafindrao, danse du XIXème siècle qui naît à Madagascar, île dont elle est originaire. On devine certains mouvements empruntés à la Macarena et au Madison, danse populaire qui fait son apparition dans les années 60. La chorégraphe-interprète fait un clin d’œil à Violin Fase, mythique chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker qu’elle a interprétée en 2019 et pour laquelle elle a reçu un prix. La danse est irréprochable techniquement, un poil long au début, mais manque de consistance. Les yeux sont majoritairement clos ou baissés comme si la danseuse cherchait à mieux plonger en elle pour accéder à une forme de vérité mais empêche l’apparition d’une danse plus généreuse.

RENDRE VISIBLE LES CONFLITS DU MONDE

Danseuse et chorégraphe basée à Rennes d’origine Ukrainienne, Olga Dukhovnaya a proposé Swan Lake Solo à la Maison Folie Wazemmes. Sans tenir compte de l’histoire du Lac des Cygnes, la chorégraphe recycle des mouvements du pas de quatre et du pas de deux du célèbre ballet. Dans une approche très formaliste du geste, elle dépouille le mouvement de sa substance, de l’histoire d’amour qui se joue entre les personnages. La danseuse et chorégraphe à l’allure longiligne n’est pourtant pas une danseuse classique et montre la difficulté à exécuter le plus précisément possible les mouvements du ballet. La signification du Lac des Cygnes en Europe de l’Ouest  n’a pas la même portée que dans les pays appartenant anciennement à l’URSS puisque le ballet a été utilisé à des fins médiatiques. Diffusé en boucle sur les chaînes de télévision, il annonçait des circonstances politiques de mauvaises augures pour l’ex union soviétique sans que la population ne sache ce qui se passe exactement. Le projet naît d’une commande du musée d’Art Moderne de Moscou en 2019. Olga Dukhovnaya devait créer une grande forme avec une trentaine de danseurs. Le confinement l’invite à repenser la pièce sous forme de solo et la guerre en Ukraine la fait renoncer à se produire en Russie. Bien que l’idée reste pertinente, le fond et le popos de la performance étaient passionnants mais Lillelanuit est restée sur sa faim quant à la forme que proposait la danseuse.

Boujloud (l’homme aux peaux) fait référence à un personnage d’un rite carnavalesque marocain puni et transformé en homme-animal pour avoir abusé de femmes dans un lieu sacré. La procession du Boujloud survient au lendemain de la fête de l’Aïd el-Kebir, le sacrifice du mouton. Le protagoniste de la mascarade, visage peinturluré, revêt des peaux de moutons ensanglantées, avec la mise en avant de puissants attributs sexuels. Il frappe avec son bâton pour conjurer les mauvaises influences. Kenza Berrada utilise la figure du Boujloud pour parler d’un tabou : celui des violences sexuelles au Maroc. Les spectateurs s’assoient autour de peaux de mouton. L’odeur est prégnante. La comédienne impose le rituel et entame sa transformation : elle se recouvre le corps d’argile rouge. En amont du spectacle, plusieurs entretiens ont été réalisés avec une femme victime de viols par son cousin, de ses sept ans à ses douze ans. C’est l’histoire d’Houria qui nous est racontée. Des images anciennes et des vidéos floues suggèrent la silhouette du Boujloud dans les lieux où a grandi Houria. La comédienne incarne à la fois la victime, le criminel et les témoins. Même si le spectacle était parfois inégal dans les mouvements dansés, la comédienne arrive à captiver les spectateurs et à le toucher en plein cœur. Boujloud, le monstre aux multiples visages, devient dans le spectacle un moyen cathartique pour la comédienne d’exprimer sa souffrance et de rendre visible les femmes victimes d’abus au Maroc.

Les Latitudes ont organisé au Grand Sud une soirée dédiée à l'Afghanistan victime du régime taliban depuis que ceux-ci ont repris le pouvoir en août 2021. Dans La Lune, la comédienne afghane Razia Wafaeizada raconte, en persan, le déracinement qu’elle a vécu et les épreuves endurées. Son histoire a été écrite par la metteuse en scène iranienne Sayeh Sirvani. La soirée s’est poursuivie avec le documentaire Inside Kaboul de Caroline Gillet, Denis Walgenwitz et Kubra Khademi qui relate L’histoire de deux femmes dont les choix sont opposés. Raha a décidé de rester en Afghanistan malgré la terreur qu’impose les talibans tandis que Marwa a choisi de partir. Communiquant par messages vocaux avec les réalisateurs, les deux femmes d’une vingtaine d’années font entendre leur voix, leur parcours pour préserver leur dignité et leur intégrité. Retranscris en image sous forme de dessin-animé poétique et touchant, le documentaire nous rappelle ô combien la condition des femmes ne cesse de régresser dans certains pays. Documentaire à voir absolument !

Les Latitudes ont également accueilli des compagnies de la région et notamment La Lune qui gronde avec sa performance Parklands. La proposition censée être en plein air dans le quartier de Fives s’est finalement déroulée au Théâtre Massenet à cause des conditions climatiques. Au début, il y a l’engagement des survivants de la tuerie de Parkland contre le port d’armes à feu en public et sans permis aux Etats-Unis. Survenue en 2018 dans un lycée, la fusillade a été commise par un ancien élève de l’établissement et a provoqué dix-sept morts et quatorze blessés. Cette mobilisation inspire les trois personnages, tous lycéens, à militer contre le réchauffement climatique et plus spécifiquement la pollution de l’air. Le spectacle met en lumière cette nouvelle génération activiste et consciente des enjeux politiques de demain et de l’urgence à préserver le vivant. Dommage que les comédiens avaient le texte en main, cela semblait les coincer, en revanche les chants a capella rendaient la performance plus organique et rythmée.

Julian Hetzel, artiste néerlandais que nous avions découvert sur la précédente édition des Latitudes avec son parcours déambulatoire Mount Average, véritable coup de cœur de LillelaNuit, revient en collaboration avec l’artiste pluridisciplinaire Ntando Cele pour présenter SPAfrica. Le spectacle commence par la fin, par un bord plateau, une sorte de conférence où Julian Hetzel avec un visage figé, très troublant, est interviewé sur la performance qui vient de se dérouler mais dont nous n’avons encore rien vu. L’artiste promeut son invention qui permettrait de résoudre la sécheresse en Afrique. Le problème est lié au mode de vie capitaliste des occidentaux car celles et ceux qui subiront le plus les conséquences du réchauffement climatique ne sont pas celles et ceux qui l’auront le plus engendré. Son invention consiste à récolter les larmes des européens qui, si empathiques, pleurent sur le sort des africains. Il s’agirait de répandre ces larmes sur les terres d’Afrique : « SPAfrica, la première boisson empathique au monde ». Par leurs larmes, les européens pourraient rendre ce qu’ils exploitent en Afrique Subsaharienne : l’eau potable. L’entrevue part en vrille jusqu’à ce que les spectateurs se rendent compte que derrière le visage figé de Julian Hetzel se cachait Ntando Cele. Avec un humour grinçant et corrosif, seule sur le plateau, l’artiste balance, envoie et démonte tous les clichés racistes que le capitalisme n’a fait qu’accroître. La performance, insolente et irrévérencieuse, dénonce avec causticité l’absurdité du monde. LillelaNuit a été à nouveau scotché par cette proposition insolite.

 

 

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