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La Pierre au Théâtre du Nord

Quand les spectateurs arrivent dans la salle, un rideau étrange les attend : opaque, entre le gris et le vert, avec des visages angoissants qui semblent se juxtaposer à l’infini ; ces visages sont géométriques, leurs yeux et leurs bouches sont déformés…le ton est donné.

On découvre ensuite un intérieur très sobre de maison, avec des couvertures blanches sur chacun des meubles – ce lieu sera le lieu unique de toute la représentation, un lieu intemporel ; toutefois, ce lieu a une âme, et c’est tout l’enjeu de l’œuvre ; cette pièce s’inscrit fortement dans l’Histoire allemande. En effet, ce lieu est au départ une maison appartenant à des juifs, contraints de fuir en 1935 ; occupée ensuite par « de bons allemands », elle est abandonnée quand ses propriétaires passent à l’ouest quelques décennies suivantes, fuyant le communisme, avant de revenir l’habiter en 1993, « momentum » qui semble déclencher le retour du passé.

Ainsi, c’est presque tout le XXème siècle qui est abordé à travers ce seul lieu, témoin de bien des horreurs… L’œuvre est assez difficile d’accès si l’on cherche à bien saisir la chronologie des événements et à y associer le bon contexte politique ; en effet, le spectateur est transporté entre cinq dates (1935, 1945, 1953, 1978 et 1993), et ce, de manière presque aléatoire ; un habile jeu de lumière indique aux dessus des spectateurs l’année concernée ; aux comédiens ensuite de rendre perceptible, par le ton de leur voix et quelques détails dans leur costume, qu’ils ont rajeuni ou vieilli.

Pourtant, si rétablir tous les détails de l’histoire des personnages est important, il est beaucoup plus intéressant de se laisser porter par ce va-et-vient permanent entre les époques ; car, l’intérêt majeur de cette œuvre n’est pas d’être liée exclusivement à une réflexion autour de l’Allemagne nazie et de ce qu’elle a engendré, mais de poser, de manière plus large, la question de l’identité et du rapport au passé.

Certes, cette question d’identité se pose avant tout pour les Allemands qui ont connu une période difficile à assumer ; et chaque personnage offre une réaction différente devant ce passé – et d’une manière assez subtile, un même personnage peut réagir différemment sur un fait selon les époques, en témoigne le personnage de Heidrun, qui, d’adolescente à femme, n’a pas le même regard sur son père, allant jusqu’à assumer à la fin du spectacle l’image reconstruite du héros paternel, alors que le passé plus que honteux de son père lui est bien connu…

Derrière cette Histoire qui s’impose à la fable mise en scène, il s’agit pourtant de montrer comment un individu peut construire son identité dans une famille saturée par le mensonge, comment on peut s’accommoder d’un passé encombrant, comment on peut choisir d’occulter ou de reconstruire certains événements, réflexion, qui, alors, dépasse la situation particulière des personnages mais permet de toucher chacun d’entre nous. Cette œuvre est une réelle interrogation sur notre rapport à la vérité, sur son importance dans notre vie. Est-elle fondamentale, ou un pieux mensonge n’est-il pas préférable ? surtout quand on semble être soi-même convaincu de son propre mensonge…

Dans ce spectacle d’une grande qualité, tant dans la mise en scène que dans le jeu, un personnage se détache à mes yeux, par son caractère volontairement énigmatique tout au long de la pièce, avant un retournement final d’une grande beauté et d’une émotion saisissante, celui de Mieze, interprété magistralement par Anne Alvaro. Cette grande dame juive qui semble hanter tous les personnages, à commencer par Witha, est d’une dignité fascinante durant tout le spectacle ; tout contribue à la grandir : costume, accessoires, timbre de voix… Chacune de ses paroles résonne comme un coup de tonnerre, comme une voix sortie d’outre-tombe, venant rappeler à chacun ce qu’ils tentent, en vain, d’oublier…

Un spectacle d’une grande pureté, d’un abord en apparence complexe, mais qui vaut réellement la peine de réviser un peu son histoire !

A voir jusqu'au 5 mars au Théâtre du Nord.

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