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Le Grand Bain – Une 12e édition insolente et audacieuse

La programmation, pour cette douzième édition du festival Le Grand Bain, est insolente et audacieuse. Du 04 au 28 mars 2025, le Gymnase CDCN (Centre de Développement Chorégraphique National) à Roubaix proposait 31 spectacles dans 13 communes de la région. « En rien nous ne succombons à la tentation de choquer » affirme le directeur de la structure, Laurent Meheust. En découvrant des petites pépites mais aussi des loupés, LillelaNuit est allé voir onze spectacles de la programmation.

LE RIRE COMME ARME FATALE

Créé en 2018, le spectacle Harleking de Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi ouvrait le festival au Gymnase de Roubaix. Les deux artistes détournent le personnage populaire d’Arlequin, figure de la commedia dell’arte, en outil de propagande voire de prosélytisme. Iels lui confèrent une étrange complexité et critiquent ainsi les moyens de communication utilisés, dans nos sociétés actuelles, pour mieux manipuler et exercer une forme de domination sur l’auditoire. La commedia dell’arte est un miroir déformant afin de dénoncer les inégalités et les rapports de force qui se jouent entre les êtres. Entre exubérance et impassibilité, ces deux arlequins proposent une ambiance sans cesse mouvante dans laquelle il est difficile de savoir s’ils se jouent de nous. Le public est amené à la frontière du grotesque et du monstrueux, proche de certains cauchemars d’enfance.

Dans la salle du Gymnase de Roubaix, l’artiste protéiforme Flora Détraz accompagnée en live des deux musicien.nes Lê Quan Ninh et Claire Mahieux, partage dans sa pièce Hurlula, son univers onirique absolument déjanté. Entre le concert chorégraphié et le conte à la fois dansé et vocalisé, le spectacle débute sur un moment où Flora Détraz s’invente en hard rockeuse, puis elle incarne un oisillon au bord d’un précipice, d’une faille béante, d’un volcan en ébullition. « Une brèche s’est ouverte. D’où a jailli toute la colère qui s’est blottie […] Du trou regorge le magma. De cette béance, un sexe pulpeux. Une fissure mouillée dont elle respire le souffre. » Le cri originel devance la nature humaine et la constitue. Chez Flora Détraz, la danse se fait voix. Celle-ci regorge de mondes intérieurs parfois plus étincelants que ceux saisis par l’œil. Le décor carton-pâte est complètement kitsch et le jeu très stylisé. Les multiples visages qu’incarnent Flora Détraz sont à la lisière du cartoon et de l’expressionnisme allemand. La voix et le corps sont considérés dans un même tout et sont traversés par des forces telluriques. Ainsi les sons et les mouvements s’expriment dans ce qu’il y'a de plus primaire et de plus archaïque. La proposition est assumée, étonnante et insolite. On ne sait pas très bien si c’est incroyablement beau ou extrêmement laid, si c’est drôle ou bizarre mais la pièce nous tient en haleine. Hurlula est sans aucun doute le geste le plus rock de cette édition du Grand Bain.

DE VÉRITABLES DÉCLARATIONS D’AMOUR

Le chorégraphe Matthieu Hocquemiller met en scène la danseuse soufie franco-iranienne Rana Gorgani dans Dialogue avec Shams. Rana Gorgani est une pionnière, en tant que femme, dans la pratique du derviche tourneur. Pendant près de cinquante minutes, d’abord sur une musique martelante, puis sur celle de Simon Ghraichy rappelant sa collaboration passée avec celui-ci, Rana Gorgani affirme son lien à la terre et son désir de ciel. Portant le sikke, coiffe traditionnelle du derviche tourneur, la danseuse finit par laisser paraître ses cheveux, symbole de la lutte contre la répression des droits des femmes en Iran. Durant la danse, un dialogue est projeté en fond de scène. Rana Gorgani se confie à Shams, grand poète perse mystique du 13ème siècle. Elle s’épanche sur la difficulté à trouver sa place lorsqu’on est tiraillé entre deux cultures et à s’imposer dans un milieu principalement réservé aux hommes. Cependant, le texte est d’une banalité affligeante qui aplatit toute la performance. Matthieu Hocquemiller s’approprie l’histoire d’une femme engagée dans sa pratique. Il est difficile de savoir ce qu’il a vraiment mis en scène. La lumière et la musique écrasent la danseuse. Ce spectacle accueilli dans la salle du Gymnase est une déception pour LillelaNuit.

Alors que le sujet paraît épuisé, Pauline Bigot et Steven Hervouet, amoureux à la ville comme dans leur nouvelle création On va s'aimer, proposent une déclinaison de l’amour sous plusieurs fragments désordonnés. Une musique dissonante de klaxon rappelle l’urgence, le vertige et la fragilité ressentis lorsqu’on est amoureux.se. Malgré une chorégraphie un peu formelle, les deux danseur.euse.s offrent une performance d’une grande beauté, d’une précision remarquable et d’une écoute sensible. La scénographie en deux parties, avec un cadre de scène plus réduit au lointain, donne un aspect cinématographique au spectacle. Sur une partie du plateau, un sol glissant réunit ou désaccorde les amant.e.s dans leurs mouvements. Entre passion, opposition, harmonie, plénitude, désunion, Pauline Bigot et Steven Hervouet offrent un spectacle léger, agréable à regarder.

L’artiste pluridisciplinaire Julien Andujar rend un hommage à sa sœur Tatiana disparue en 1995 à Perpignan. L’enquête est irrésolue, personne ne sait ce qui est arrivé à la jeune fille âgée de dix-sept ans. Dans son solo TATIANA, le chorégraphe livre une performance burlesque où il incarne une galerie de personnages qui l’ont marqué au moment des faits lorsqu’il avait onze ans : Valentina présentatrice télé à l’accent espagnole, la mère éplorée, le gendarme de Thuir,  l’homme-grenouille, sa meilleure amie au caractère bien trempé, la vieja du village et bien d’autres. Julien Andujar interroge notre fascination et notre curiosité souvent malsaine pour les faits divers. Il a le don de nous faire rire et pleurer à la fois en transformant l’un des plus grands drames de sa vie en un moyen pour s’affirmer et s’émanciper. Le spectacle a été malheureusement programmé en trois parties sur des soirs différents : la première partie au Gymnase de Roubaix, la deuxième au Couvent de Roubaix et la troisième au musée La Piscine. LillelaNuit n’a vu que le dernier épisode de ce spectacle. Difficile de comprendre pourquoi une pièce aussi viscérale n’ait pas été diffusée dans sa version complète avec la scénographie originale dans le cadre du festival. L’extrait du spectacle a été un grand coup de cœur. Julien Andujar est un artiste à suivre.

Emmanuel Eggermont rend hommage à son mentor Raimund Hoghe décédé en 2021 à travers trois pièces :  About Love and death, An evening with Raimund et Simple Things. LillelaNuit est allé découvrir la première dans la salle du Gymnase. Le regard est imperturbable et le souffle paisible, pourtant le travail d’Emmanuel Eggermont revêt une certaine radicalité. Son mouvement est épuré, précis. La gestuelle est minimaliste, rien n’est superflu. Sa danse contemplative, voire méditative, lutte contre l’agitation du monde. Le danseur évoque, sous forme de tableaux, des fragments chorégraphiques de pièces créées par Raimund Hoghe. Empreint d’une grâce admirable, ce solo, comporte néanmoins quelques longueurs au milieu de la pièce. Certains tableaux sont d’une beauté saisissante tandis que d’autres paraissent répétitifs. Les quelques accessoires colorés ressortent d’une scénographie achromatique, signature d’Emmanuel Eggermont. La succession des morceaux de musique allant des classiques du blues, de jazz, de pop-rock à des répliques de films d’époque connus finit par lasser. Bien que la pièce soit inégale dans son ensemble, Emmanuel Eggermont, fidèle à son univers singulier offre un beau moment de recueillement à la gloire de Raimund Hoghe.

S’ÉMANCIPER ET TRANSCENDER L’ORDRE ÉTABLI

Le dub transforme les basses et la batterie du Reggae en y ajoutant de l’électro. Amala Dianor s’inspire, pour sa chorégraphie, de la manière dont le dub recompose un genre musical pour en créer de nouveaux. Sur la musique live de l’artiste dunkerquois Awir Leon, il transmute ainsi certaines danses urbaines — issues de mouvements de contre-culture — telle que l’électro, le vogguing, la pantsula, le krump, le hip-hop et l’afro. Alors même que les onze interprètes sont de différentes nationalités et de formations diverses, Amala Dianor construit un langage chorégraphique commun où chacun.e est libre de dépasser sa technique, de recomposer sa danse et de s’inspirer des autres. Le dispositif scénique impressionnant et réaliste révélé quelques temps après le début du spectacle évoque un immeuble déserté, un squatte que s’approprie cette jeunesse exaltée. Le procédé de cases sur trois étages inventé par Grégoire Korganow permet de montrer des actions simultanées et indépendantes les unes des autres. La scénographie agit comme un lieu alternatif où se mêle rêves et habitudes dans une ambiance underground. La pénombre est tout juste éclairée par des néons. la pièce est une déflagration d’énergie et de joie. Les danseur.euse.s sont hallucinant.e.s. À la fin de la représentation, la salle du Théâtre du Nord est en liesse. DUB est une pièce exceptionnelle qui rend plus vivant.e que jamais.

Lorsque le public entre dans la grande salle du théâtre de l’Oiseau-Mouche, Tatiana Julien, gonflée à bloc, prête pour le combat, se prépare, s’échauffe, se concentre pour incarner son solo Soulèvement. Seule au plateau, elle dénonce l’individualisme grandissant dans une époque désabusée. Son énergie explosive invite à la rejoindre dans sa lutte. Le plateau s’incarne en ring de boxe, en catwalk, en tribune politique ou en toboggan sur lequel, couvert d’eau, elle glisse nue. Elle nous balance son bouillonnement physique presque agressif en pleine figure. Elle teinte sa pièce d’un humour acerbe en ayant recours au playback de génération désenchantée de Mylène Farmer, de discours politiques et de textes de grands penseurs. Le dispositif bi-frontal l’oblige à se bagarrer de tous les côtés tout en étant prise en étau par deux blocs de lumière disposés de part et d’autre de la scène. Tatiana Julien, libre et irrévérencieuse, s’affranchit des contraintes scéniques en grimpant jusqu’au plafond de la salle, en circulant dans le public et en sortant de scène avant de revenir, plus insolente que jamais. Bien que le spectacle fait, parfois, office d’exutoire, il suggère que l’art est l’une des armes les plus efficaces pour faire germer l’idée d’une insurrection et s’affirmer en tant qu’être libre. Cependant, la pièce créée en 2018 joue sur des ressorts qui ont quand même un peu vieilli.

Régie par une structure visuelle, des règles fondamentales voire même une conception mathématiques dans sa composition, la pièce Les jolies choses de la chorégraphe québécoise Catherine Gaudet est construite, à première vue, par des contrainte restreintes, par un cadre formel avec un motif chorégraphique précis. Elle paraît être une mécanique bien huilée jusqu’à ce qu’un  déraillement puisse être possible. Sur le plateau de la Condition Publique à Roubaix, les cinq interprètes, tous.te.s interdépendant.e.s ont l’exigence et l’obéissance de danser à l’unisson. Sur un fil, la chorégraphie est un balancier fragile dont il faut respecter la cadence. Les comptes, déclinés en combinaison, deviennent une performance à réaliser. Le contrôle de la partition est transcendée par la fatigue des danseur.euses. Qu’est-ce qui advient après l’épuisement ? Des moments inattendus surgissent à l’intérieur des limites imposées par le cadre chorégraphique. Chacun.e puise sa force dans le groupe qui devient à la fois l’élément structurel et le soutien. Dans une grande partie du spectacle, entrainé.e.s par une forme d’inertie, les interprètes dansent sur une ligne qui ne cesse de tourner. Iels semblent avoir réussi à dompter la contrainte pour mieux s’en délivrer. Par le biais d’un exercice formel et d’une performance étonnante, le spectacle Les jolies choses témoigne d’un désir de maîtrise absolu dans les sociétés contemporaines. Catherine Gaudet offre une expérience de danse à la fois spatial et social à couper le souffle. 

Le festival mettait en lumière le deuxième solo de Julie Botet, chorégraphe de la région, qui à travers Lymph Blood Story 9424 propose une forme performative autobiographique. Quelques spectateur.ices ont eu le privilège de découvrir les prémices du travail en cours au grenier du théâtre de l’Oiseau-Mouche. La bande sonore, le dispositif scénique, la façon dont sont diffusées les photos de l’artiste enfant renvoient au genre de l’exhibition propre aux freaks shows du début du XXème siècle questionnant ainsi les phénomènes de spectacularisation des corps dits « hors-normes ». Les spectateur.ice.s déambulent autour de Julie Botet grimée d’un maquillage excessif qui, au fil de la performance, se désagrège. Par le biais de l’expressivité du mouvement, de la parole, du texte, des sons et des photos, Julie Botet pointe les contradictions de l’univers médical et expose la violence de son parcours. Elle se réapproprie son histoire, redéfinit la norme et par un tour de force, c’est nous qu’elle oblige à regarder. Ce corps dansant et ce corps parlant, pourtant destiné à être tu, s’indigne et refuse de se soumettre à ce que la société voulait qu’il soit. Julie Botet rend ainsi justice à tous les corps empêchés, entravés par un geste à la fois intime et politique. Difficile de ne pas être ému.e par le travail en cours. Lymph Blood Story 9424 est un spectacle qui promet d’être salvateur pour une société en souffrance. Il nous tarde de découvrir la forme finie prévue le 3 et le 4 mars 2026 au Vivat d’Armentières.

Dans Leather Better du danseur et chorégraphe Andrea Givanovitch présenté à l’Oiseau-Mouche, la veste frangée en cuir, symbole de la masculinité, devient tantôt un cocon tantôt un carcan duquel il faut s’affranchir. Le performeur à la peau dure franchit l’épaisseur, puis la surface de la chair, pour révèler une profondeur enfouie. Il mue vers ce vers quoi il doit advenir. Le cuir est une matière organique avec laquelle il joue grâce à l’aide de micros. Les frottements, les frictions, les craquements, les crissements rendent cette peau animale de plus en plus perméable. Andrea Givanovitch dépiaute la binarité du genre par une approche queer/cuir. Il devient Marysias, le satyre écorché vif par Apollon pour avoir osé le défier. Alors même que l’idée selon laquelle l’artiste est celui ou celle qui se dépouille de tous ses oripeaux, Andrea Givanovitch, sans jamais véritablement faire tomber l’armure, s’appuie sur des effets attendus et la dramaturgie peine à avancer. Tout cela rend la mise à nu peu convaincante.

POUR CLôTUREr le festival le grand bain

Les artistes régionaux Julie Botet et Yohann Baran accompagné.e.s de trois danseur.euse.s  proposaient une Poule Party loufoque et endiablée. La salle du Gymnase qui s’est revêtue de ses plus belles plumes et de ses paillettes les plus chatoyantes s’est vue être habitée par des créatures imaginaires polymorphes. Entre la sirène et le thon, la cocotte et le poulet, il n’y a qu’un pas. Sur la musique du Dj Tumi Lúz, toutes les générations se sont lâchées sur le dancefloor pour partager un grand moment dansé. Ça fait du bien !

Photo : Hurlula de Flora Détraz © Thanh-Ha Bui

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