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Orestie à la Rose des Vents

SILENZIO ! STATI ATTENTI !

L'organique tragique, ou la sidération originelle du corps mutilé.

Agamemnon, grand vainqueur de la guerre de Troie, rentre chez lui après dix ans d’absence, accompagné de sa captive Cassandre. Pour attirer les vents favorables, il a dû sacrifier sa fille Iphigénie : la reine Clytemnestre, hors d’elle, se venge en tuant son époux et son amante. Le deuxième mouvement de la tragédie se construit autour du retour d’Oreste, fils de Clytemnestre et d’Agamemnon. Reconnu par sa sœur Electre et accompagné de Pylade, il châtie le crime de sa mère en la poignardant ; le troisième volet de L’Orestie met en scène la fuite d’Oreste, son jugement à Athènes et son acquittement par Athéna.

Au-delà d’un classique, L’Orestie appartient à la grande lignée des textes fondateurs, et c’est ce  que Romeo Castellucci choisit de mettre de nouveau en scène aujourd’hui, après un premier travail sur cette comédie organique en 1995. L’oeuvre d’Eschyle, premier tragique grec, est explorée par le metteur en scène italien de manière à interroger ce qu’il y a de plus fondamental dans la représentation et dans le théâtre. La pièce ne s’enracine pas dans une réécriture du passé, mais vient s’ouvrir sur un nouveau temps. Castellucci ramène l’animal sur scène dans cette trilogie féroce et cauchemardesque, mettant sous les yeux de l’homme ce qu’il a de plus terrifiant et de plus brutal.

La première partie de la pièce, qui correspond à Agamemnon, s’ouvre sur une obscurité angoissante, un univers gris d’apocalypse et de douleur, où le fracas des canons et des bombes abrutit le monde. Les corps et les personnages sont au centre de L’Orestie : ici, le lapin-choryphée est passé à tabac, traîné dans le sang du roi, la chair de Clytemnestre se tord et déborde de partout, tandis que la captive est torturée, enfermée dans un cylindre. La difformité occupe l’espace, laissant le spectateur sidéré, percé par les cris de Cassandre. L’insupportable monstruosité sert les lignes de forces du texte, car peu de parties sont conservés : la brutalité et la férocité sont plus représentées qu’elles ne sont dites.

Le délabrement et l’effondrement caractérisent le deuxième mouvement de Orestie, où le silence et la stèle contrastent avec le cataclysme de l’assassinat du roi. Les tons sont blancs, les visages sont fardés, talqués, et seule la couleur rouge vient heurter la monochromie de la scène. Avec ces tremblements de fin du monde, ces voiles et filtres donnant une nouvelle profondeur à la scène, Romeo Castellucci construit avec soin de véritables tableaux, qui donnent vie aux pires cauchemars, où le silence d’un souffle mécanique retentit pleinement. Pylade sur des cothurnes, Oreste nu et masqué et Electre en tutu, tous se noient dans leur pantomime, où le crime et la vie se font mécaniques : une carcasse que l’on force à respirer représente la dépouille d’Agamemnon, le bras d’Oreste devient une machine lorsqu’il accomplit le matricide. Les Euménides, où les divinités vengeresses sont représentées par des singes dont les cris miment furieusement la rage décrite par Eschyle, viennent clore le spectacle, avec l’oracle fascinant rendu par la Pythie, acmè de la représentation. Une Athéna énorme rendra le verdict final, en présence d’un Apollon sans bras, derrière une épaisse couche de verre.

Véritable constructeur d’images, Castellucci se positionne comme un plasticien travaillant l’évocateur et le provoquant, le douloureux et le misérable, mêlant les techniques les plus contemporaines pour mettre au jour le simulacre, l’obscénité et tout ce qu’il y a de plus corrompu dans l’homme. Les corps mutilés, qu’ils soient malades, blessés, difformes, sont mis à nus et dévoilés dans un retour à l’organique, exhibés dans un bestiaire : Castellucci se rapproche du polémique en ramenant l’animalité la plus crue sur scène, que ce soit de manière métaphorique ou littérale, dans un théâtre des origines. De nombreuses questions taraudent pourtant le spectateur : pourquoi ce parallèle entre Iphigénie et Alice au pays des merveilles ? Pourquoi des apparitions de morceaux du Guernica de Picasso ? Ces questions restent sans réponses, et l’objectif du metteur en scène est atteint : déstabiliser, questionner, faire réagir de manière épidermique face à un théâtre total, intuitif et charnel. Ce théâtre relève en effet de l’énigme, d’une barbarie fondatrice que l’on interroge : Orestie mutilée convulse, fascine et sidère.

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